Leave no traces affpro[Compétition Officielle]

De quoi ça parle ?

D’un fait divers réel ayant défrayé la chronique en Pologne en 1983, la mort d’un jeune étudiant après son séjour au poste, détenu par la milice citoyenne, puis la parodie de procès qui a suivi. Mais surtout des stratégies déployées par les autorités pour étouffer l’affaire et éviter des retombées politiques, alors que le régime en place, déjà ébranlé par les attaques de Solidarnosc, redoutait de nouvelles manifestations populaires.

Pourquoi on classe le film sans suite ?

Parce que 2h40 pour raconter cette histoire, c’est quand même un peu exagéré…

Le début du film est pourtant plutôt rythmé. Matuszynsk nous fait tout de suite rentrer dans le vif du sujet : Grzegorz Przemyk et son ami Jucek, deux lycéens, sortent pour célébrer leurs bons résultats aux examens partiels et leur probable admission à l’université. Ils ont juste bu un verre de vin et manifestent un peu trop bruyamment leur enthousiasme juvénile. La milice les embarque au poste, où Grzegorz, hostile aux excès d’autorité, refuse de présenter ses papiers. Il est mis à terre et frappé à de multiples reprises par les miliciens. Un peu trop fort…
Opéré en urgence, le jeune homme décède lors de son opération. Les miliciens ont bien suivi les conseils d’un de leurs officiers. Ils n’ont laissé sur son corps aucune marque indiquant un passage à tabac. Les médecins soulignent cependant que l’estomac du jeune homme était complètement détruit comme si un poids lourd avait roulé sur lui à plusieurs reprises.

La mère de Grzegorz porte plainte et Jucek témoigne évidemment de la brutalité dont on fait preuve les miliciens, alors que les autorités démentent effrontément être responsables de ce décès “accidentel”. Ils prétendent que le garçon était ivre et agité, qu’il s’est probablement fait mal avant d’arriver au poste ou après, pendant le trajet vers l’hôpital psychiatrique où ils l’ont envoyé. Elles ne se remettent en question à aucun moment.
Les dirigeants politiques, eux, sont inquiets pour leur image. Ils savent qu’ils n’ont que deux options : faire porter le blâme aux miliciens ayant commis la bavure et faire sauter un ou deux officiers trop zélés ou bien essayer d’étouffer l’affaire entière. Contre tout bon sens, ils choisissent la seconde option, ce qui attise la colère du peuple et donne aux journalistes étrangers l’occasion d’attaquer le régime.

À partir de là, le rythme ralentit et l’intrigue se resserre autour du seul personnage de Jacek dont le témoignage gênant est le seul obstacle au classement de l’affaire.
Les services secrets décident de faire pression sur lui, sur ses parents, sur ses proches. Tous les moyens sont bons pour tenter de le faire craquer. On le dénigre, on le traîne dans la boue, on souligne son attitude immorale, son homosexualité présumée. Comme il persiste, la police secrète met ses proches sur écoute, cherche la faille dans les affaires de famille, effectue des filatures. Ils mettent à mal les moyens de subsistance de la famille, en attaquant l’activité de la mère et du père, par des enquêtes administratives et fiscales. Ils jouent même sur la fibre communiste du père, afin qu’il puisse ramener son fils à la raison…
Le film montre ce long travail de sape, et tous les efforts déployés par la milice pour nommer un procureur acquis à leur cause, trouver un faux coupable et manipuler les faits.

Ce n’est pas inintéressant, mais au bout d’un moment, le dispositif finit par lasser. Une fois que l’on a bien compris les différents leviers actionnés par le pouvoir pour s’assurer la docilité du citoyen – morale, famille, politique et religion – la démonstration tourne à vide et on commence à regarder sa montre en se demandant quand le procureur va bien pouvoir rendre son fichu verdict…

Le film a cependant le mérite de témoigner des abus d’un pouvoir militaire basé sur l’ordre et l’obéissance. Le film russe présenté la veille en compétition, Captain Volkonogov escaped, montrait lui aussi cette machine destructrice à l’oeuvre, mais dans un autre contexte, et à une autre époque, où le pouvoir réglait tout problème de façon expéditive. Dans la Pologne communiste des années 1980, comme dans bien des pays satellites de l’U.R.S.S., toute rébellion était étouffée, tout mouvement contestataire était démantelé. Mais l’émergence de Solidarnosc a montré que des mouvements de citoyens unis pour défendre leurs intérêts pouvait faire vaciller les dirigeants en place et était prise comme une menace très sérieuse par les dirigeants du pays. C’est pourquoi l’opération destinée à couvrir la bavure de six miliciens trop zélés, qu’il aurait été aisé de sacrifier pour le bien du régime, va prendre cette ampleur démesurée, cet aspect parfaitement grotesque. Un an de mobilisation des services secrets, de procédures diverses et variées, des efforts insensés pour effacer des preuves et en fabriquer d’autres, payer des experts, corrompre, manipuler… Cette parodie de procès n’a fait qu’attiser la colère du peuple, qui, cinq ans après, finira par pousser vers la sortie le Général Jaruzelski, au pouvoir en Pologne, et précipiter la Chute du Mur de Berlin, marquant l’effondrement du bloc de l’est.

Prix potentiels ?

A moins que le jury ne reçoive quelques pressions amicales, on ne voit pas le film au palmarès. C’est un film solide, bien exécuté, mais qui ne se distingue pas vraiment des autres oeuvres en lice pour le Lion d’Or.

Contrepoints critiques

”What we’re left with is an unwieldy tapestry that leans hard into hopelessness. Absent a more dexterous grasp of the story’s larger themes, Leave No Traces grinds down its audience as much as its characters”
(Keith Uhlich – The Hollywood Reporter)

”Même si trop long, Leave No Traces est une reconstitution imposante d’une injustice meurtrière entre drame politique, thriller et quasi film d’horreur. Un récit étouffant, déployant avec brio manipulations, menaces et jugements déloyaux de cette Pologne communiste.”
(Alexandre Janowiak, sur Twitter)

Crédit photos : copyright  Łukasz Bąk – affiche fournie par La Biennale Cinema

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