The Sisters brothers - affpro - © Magali BragardComme le disaient les personnages incarnés par Samuel L. Jackson et John Travolta dans Pulp fiction, le charme de l’Europe, pour les américains, vient de ses “petites différences”, de sa façon d’aborder les choses avec un autre regard. Aussi, quand un cinéaste européen réalise un western, genre typiquement américain, on s’attend à ce qu’il apporte sa propre patte et offre une vision totalement différente de la conquête de l’Ouest.
C’est le défi auquel s’est attelé Jacques Audiard, l’un des meilleurs représentants du cinéma Français. Il est parti aux Etats-Unis pour tourner, en langue anglaise et avec des acteurs locaux, The Sisters Brothers, un pur western, respectant les codes du genre pour mieux les détourner et surprendre le spectateur.

Exemple en est donné dès la première scène. Les frères Sisters, Charlie (Joaquin Phoenix) et Eli (John C. Reilly), chasseurs de primes opérant pour le compte du Commodore (Rutger Hauer), mènent l’assaut contre une cabane abritant un hors-la-loi recherché. Evidemment, comme dans tout bon western, une fusillade éclate. Sauf qu’ici, “petite différence” oblige, on ne voit que des éclats de feu dans la nuit, et tout est réglé en moins de quinze secondes… Si on utilise parfois le terme de “Western crépusculaire” pour désigner les westerns qui se déroulent vers la fin de la conquête de l’Ouest, après la capitulation des tribus indiennes, on peut ici parler carrément d’un “Western nocturne”. De fait, le film se situe vraiment une période charnière de la société Américaine, le passage d’un monde sauvage, brutal, sans foi ni loi, à une période plus civilisée, mais recelant aussi de nombreux dangers. Le changement est déjà bien engagé. Les pionniers ont fini par rejoindre la côte californienne et il n’y a plus de terres à coloniser sur le continent nord-américain. Le chemin de fer reliera bientôt les côtes Est et Ouest et la fièvre de l’or s’apprête à retomber au profit de l’obsession pour l’or noir. On comprend que l’ère des frères Sisters, gâchettes réputées dans tout le Far-West, touche à sa fin et que la mission que le Commodore leur confie dans la foulée sera probablement leur ultime chevauchée.

Charlie et Eli sont chargés de régler son compte à un voleur, Hermann Kermit Warm (Riz Ahmed) qui a fui vers la Californie. Ils doivent rejoindre un détective, John Morris (Jake Gyllenhaal) déjà parti sur la piste du criminel.
A priori, une formalité. Mais les choses ne vont pas vraiment se dérouler comme prévu. D’une part car Morris va trahir son employeur pour s’associer avec Warm, inventeur d’un produit chimique permettant de déceler plus facilement les filons d’or. Et d’autre part car les frères Sisters vont réaliser qu’ils n’ont plus la santé pour dormir à la belle étoile, sous la menace des tarentules, des coyotes ou des bandits.
Là encore, Audiard assume sa différence. La plupart d’une temps, les westerns “crépusculaires” sont empreints d’une certaine amertume, de nostalgie. Dans ces films, les cowboys finissent par mourir avec leur époque, car ils ne peuvent pas vivre autrement que dans le chaos de l’ouest sauvage.  Ici, le changement est plutôt perçu comme positif. Les personnages découvrent que la vie moderne a de bons côtés. On peut dormir dans des lits moelleux et confortables, prendre des douches chaudes avec de l’eau qui sort directement des robinets, utiliser une brosse révolutionnaire qui évite la dégradation des dents. Il est possible de vivre dans le calme, sans être perpétuellement sous la menace de balles perdues. Cela tombe bien, puisque Eli, contrairement à son cadet, songe à tout arrêter pour fonder une famille et, pourquoi pas, ouvrir une petite boutique…
Warm et Morris, eux, se voient déjà à la tête d’une petite entreprise, exploitant l’invention du premier. Ils rêvent de fonder une société idéale, fondée sur les échanges et le partage. Evidemment, il s’agit d’une douce utopie qui finira par se heurter, en quelque sorte, au culte du profit, indissociable de l’idéologie capitaliste, et au besoin d’accumuler toujours plus de richesses, en dépit du bon sens.
Le film annonce l’émergence de cette société plus civilisée, mais déjà gangrénée par l’argent, et menacée par de nouveaux problèmes, comme la pollution industrielle.

Le film séduit par son rythme atypique, son intrigue émaillée de nombreux rebondissements, jouant avec les clichés du western tout en prenant constamment leur contrepied. Il prend le temps de s’attacher aux personnages, privilégiant la psychologie et les relations humaines aux fusillades et aux chevauchées fantastiques.
D’aucuns trouveront sans doute qu’il s’agit d’une oeuvre mineure dans la filmographie de Jacques Audiard. Il est vrai que ce nouveau long-métrage ne possède pas l’intensité d’Un Prophète ou la noirceur de Sur mes lèvres, mais The Sisters brothers est néanmoins un film solide, offrant de beaux moments de cinéma, des performances d’acteurs subtiles et un scénario intelligent, qui réussit à adapter avec finesse le roman éponyme de Patrick deWitt. Pour un film “américain” moderne, c’est rare…

Images : © Magali Bragard, Shanna Besson – Fournies par la Biennale de Venise

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Rédacteur en chef de Angle[s] de vue, Boustoune est un cinéphile passionné qui fréquente assidument les salles obscures et les festivals depuis plus de vingt ans (rhôô, le vieux...) Il aime tous les genres cinématographiques, mais il a un faible pour le cinéma alternatif, riche et complexe. Autant dire que les oeuvres de David Lynch ou de Peter Greenaway le mettent littéralement en transe, ce qui le fait passer pour un doux dingue vaguement masochiste auprès des gens dit « normaux »… Ah, et il possède aussi un humour assez particulier, ironique et porté sur, aux choix, le calembour foireux ou le bon mot de génie…

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