Quand on nous a annoncé que David Fincher allait réaliser un film racontant la genèse du célèbre réseau social Facebook et la façon dont son fondateur, Mark Zuckerberg, a réussi à rentrer dans le club fermé des personnes les plus riches du Monde, on a d’abord cru à une plaisanterie.

Déjà parce que l’on se demandait quel pouvait bien être l’intérêt de raconter une telle histoire au cinéma. Certes, il s’agit d’une ascension fulgurante, emblématique de la prise de pouvoir d’une nouvelle génération d’entrepreneurs et d’un capitalisme triomphant, mais de là à tenir la distance d’un long-métrage… Il y avait de quoi avoir quelques doutes quant à la réussite du projet…

Ensuite parce qu’on imaginait pas un instant que David Fincher puisse s’intéresser à un tel sujet, apparemment bien loin de son univers. L’image du cinéaste est en effet associée à des films de genre (thrillers, science-fiction, fantastique…), grâce aux succès de films comme Seven, Fight club ou Zodiac. Et même si, depuis ses débuts, il évolue en douceur vers un cinéma plus consensuel, comme L’Etrange histoire de Benjamin Button, le changement de cap nous semblait assez radical…

Cela dit, Fincher étant un cinéaste généralement intéressant, le voir s’attaquer à ce projet ne pouvait que piquer notre curiosité.
Et, effectivement, le résultat constitue plutôt une bonne surprise, même si on peut préférer – et de loin – les oeuvres précédentes du bonhomme, et que l’on déplore quelques maladresses de mise en scène – ou des partis pris ? – étonnantes de la part d’un cinéaste aussi expérimenté.

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La scène introductive, une discussion entre Mark Zuckerberg,  alors étudiant à Harvard, et sa petite amie de l’époque, est emblématique des enjeux du film, mais aussi de ses forces et de ses faiblesses.

On découvre un jeune homme très volubile, hyperactif, apparemment très intelligent et conscient de sa supériorité intellectuelle. Mais il est aussi parfaitement insupportable de par son caractère hautain et son égocentrisme. La discussion ne tourne qu’autour de lui et de son obsession de la réussite sociale : Va-t-il réussir à intégrer l’un des prestigieux clubs étudiants de Harvard, de ceux qu’ont fréquenté les anciens présidents ou capitaines d’industrie?
Son interlocutrice tente de faire dévier la conversation vers plus de romantisme, ou du moins vers des choses un peu plus intéressantes que ce délire monomaniaque.
En vain… Au passage, elle se prend en pleine figure une ou deux réflexions humiliantes qui la décident derechef de plaquer ce goujat méprisant et méprisable…
Tu vas réussir et devenir riche. Mais tu vas passer toute ta vie à croire que les femmes te détestent parce que tu es un geek. Et je veux que tu saches, du fond du coeur que ce ne sera pas vrai. Elle te détesteront parce que tu es un salaud !” lui assène-t-elle en quittant la table.

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Il suffit de ces quelques minutes à Fincher pour nous rassurer quant à ses intentions. On comprend d’ores et déjà que le film ne va pas consister en une hagiographie de Mark Zuckerberg, ni en une publicité géante pour Facebook (1).
Ce qui a intéressé David Fincher dans  l’histoire de cet homme, c’est le contraste entre son incroyable réussite professionnelle, la façon avec laquelle il a bâti un empire en seulement quelques mois, et le pathétique échec de sa vie personnelle. Un paradoxe cruel quand on sait que toute sa gloire et sa fortune reposent sur un réseau social et sur des millions d’amis… virtuels.
En somme, il s’agit d’un personnage assez typique des films de Fincher. Un homme forcément imparfait qui se retrouve plongé dans une aventure qui le dépasse, le met face à ses propres limites, l’oblige à faire des sacrifices pour continuer d’avancer…
Et on devine que, derrière cette histoire individuelle, en filigrane, le cinéaste ambitionne de nous proposer un subtil portrait de société…
D’emblée, on sait que le film sera plus riche thématiquement que ce que l’on pouvait en attendre à la lecture du synopsis…

En revanche, le début du film nous inquiète un peu sur le plan formel.
Oh, bien sûr, les cadrages sont millimétrés, le travail sur la photo (ici signé par Jeff Cronenweth, le chef-op de Fight Club) est remarquable, comme dans toutes les oeuvres du cinéaste. Mais tout va très vite, trop vite. Les plans se succèdent à la même vitesse que les mots sortant de la bouche de Zuckerberg – foule de mots barbares que seuls les “nerds” comprennent.
Le débit de paroles et d’images donne rapidement le tournis et on se dit qu’on ne supportera pas ce montage ultra-speed, digne des plus basses oeuvres d’un Jean-Marie Poiré…
On comprend que David Fincher a voulu, par ce choix de montage “nerveux”, traduire l’effervescence entourant le projet Facebook et l’excitation des personnages principaux – Zuckerberg, bien sûr, mais aussi son meilleur ami, Eduardo Saverin. Mais, de notre point de vue, cet enchaînement agressif et disgracieux de plans de moins de deux secondes, dessert le film…

Heureusement, après un premier quart d’heure tumultueux, la mise en scène se pose un peu, ménage des plans d’une durée cinématographiquement plus correcte et on peut alors admirer le brio narratif avec lequel Fincher mène son récit.
Il faut ici préciser que le scénario n’est pas totalement linéaire. Il est architecturé autour du double procès pour la paternité de Facebook, intenté par d’anciens camarades de Zuckerberg. Des flashbacks viennent raconter les différentes étapes de la création et de l’expansion du célèbre réseau social, au gré des souvenirs des différents protagonistes.

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Résumé des faits :
Après s’être fait plaquer de façon fracassante par Erica, Zuckerberg se venge en dressant d’elle un portrait assez ignoble sur son blog, trahissant même quelques secrets intimes. Et il se défoule en créant un petit site internet, hébergé sur le serveur du campus, où les étudiants de Harvard ont la possibilité de voter pour la fille la plus sexy de la l’université.
Le succès est fulgurant : 22000 connections en moins de deux heures. Une prouesse informatique qui ouvre la voie à de nouvelles expérimentations autour du web et des sites communautaires…
Revers de la médaille, le jeune homme est puni pour avoir saturé le serveur du campus et piraté la banque de données contenant les photos des étudiantes. Celles-ci, outrées par la misogynie de l’opération et cette atteinte à leur image, ne lui adressent plus la parole.
Et vlan ! Celui qui rêvait de reconnaissance et de réussite sociale se retrouve traité comme un paria… Un nouveau coup dur à peine compensé par l’intérêt que lui portent, depuis son “exploit”, les frères Winklevoss. Ceux-ci ont pour idée la mise en place d’une plateforme d’échange d’informations destinée aux étudiants de Harvard et ils cherchent un informaticien doué pour concevoir la structure de leur site.
Quelques semaines plus tard, Mark met en ligne un réseau social appelé The Facebook, qui rencontre immédiatement un franc succès auprès des étudiants de Harvard. Mark et son ami Eduardo se partagent la paternité du site. Les Winklevoss ne sont en aucune façon associés au projet.
D’où une première action intentée contre Zuckerberg, pour atteinte à la propriété intellectuelle.

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La seconde action oppose Eduardo Saverin, le cofondateur de The Facebook à son ancien associé. Suite au succès fulgurant de leur site, rapidement adopté par d’autres universités, les deux hommes ont tenté de développer leur société. Mais des divergences sont apparues concernant la stratégie à adopter. Saverin voulait faire rentrer de l’argent par le biais de publicité et privilégier un développement à petite échelle. Zuckerberg tenait à l’indépendance commercial de son bébé, tout en souhaitant un développement à l’échelle du pays entier.
La rencontre de Zuckerberg avec Sean Parker, l’ex-fondateur de Napster, a bouleversé les rapports de forces au sein de la société Facebook et a précipité Saverin vers la sortie. Contre son gré, bien sûr, et avec un chèque d’un montant dérisoire au vu du poids financier de la compagnie…
D’où le deuxième volet du procès…

Mais Fincher se désintéresse de ce procès et de son issue – un arrangement financier assez classique. Il s’agit juste du fil conducteur de son récit, qui prend l’allure d’une fable à la morale cruelle. Le personnage principal parvient finalement à assouvir les ambitions qu’il affichait au début du film : il obtient la gloire, la reconnaissance de ses talents d’informaticiens et d’entrepreneur, la prospérité financière et rentre même dans un club très fermé, bien plus puissant que les clubs étudiants de Harvard – le club des personnalités les plus riches du monde…
Mais, au passage,  il perd aussi deux choses essentielles : Erica, la seule femme qui ait jamais compté pour lui – peut-être parce qu’elle est la seule à lui avoir dit ses quatre vérités – la seule qu’il voulait vraiment épater, et son meilleur ami. Son seul ami, même…
De manière assez cinglante, la scène finale fait écho à la scène d’ouverture : Zuckerberg tente de séduire sa jolie conseillère juridique. Mais celle-ci,  probablement refroidie par ce qui a été révélé sur son client, et son sens particulier de l’amitié,  lui fait comprendre qu’elle n’est pas intéressée en lui balançant “Je crois que vous n’êtes pas un salaud, Mark, mais vous faites tout pour l’être…”.
Et vlan! Dans les dents…

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Cette histoire de dépit amoureux et d’amitié brisée est-elle conforme à la réalité? Un peu romancée? Complètement inventée? On ne le saura sans doute jamais, le fondateur de Facebook ayant totalement renié le film et refusant de s’exprimer à ce sujet. Mais à vrai dire, on s’en moque un peu…
Fincher s’est emparé de cette personnalité bien réelle pour en faire un personnage de fiction, un héros de film noir…
Oui, parfaitement : de film noir. Car quelque soit la façon d’appréhender le bonhomme, le portrait qu’en dresse le cinéaste est très sombre et désabusé.
Soit Zuckerberg est un chic type qui se laisse emporter par un succès fulgurant et inattendu, et qui se retrouve bien seul, en haut de la tour d’ivoire qu’il s’est construite, à jamais rongé par ses choix et ses sacrifices. Soit c’est un manipulateur
sans scrupules qui a manipulé tout le monde pour accéder au sommet, d’Eduardo Saverin à Sean Parker… Et le film devient alors le portrait d’un salaud intégral, retors et cynique…

Mais on peut pousser plus loin la lecture du film. A travers ce personnage fascinant, ambigu, attachant et insupportable, Fincher parle de la société américaine – et par extension du monde dans lequel nous évoluons…
Il traite d’un univers où les moyens de communication n’ont jamais été aussi performants, où un individu peut être en contact avec des dizaines de personnes simultanément, partout dans le monde, de chez lui ou depuis son mobile,  mais où la communication, la vraie, n’a jamais été aussi difficile.

En fait, c’est tout le paradoxe d’une société qui a érigé en modèle la réussite individuelle au détriment de la réussite collective, où l’égocentrisme et la mégalomanie sont rois, mais où il est nécessaire, vital même, de s’appuyer sur un réseau, un tissu de relations pour progresser et continuer d’exister…
Pour réussir sa vie professionnelle, il faut réussir à surpasser les autres, même si cela suppose de les écraser au passage. Les Winklevoss, par exemple, incarnent cette obsession de la réussite individuelle, “programmés” pour le succès de génération en génération. Ils ne tolèrent pas le moindre échec ou la moindre contrariété – la course d’aviron, la trahison de Zuckerberg…
En même temps, il est nécessaire d’avoir une vie sociale très riche – ou du moins de donner cette illusion – peut-être  pour paraître “normal”, ou pour le plaisir narcissique de se sentir apprécié, aimé, adulé…
Bref, il faut à la fois dominer les autres et les traiter comme des amis proches… Plutôt inconciliable, non? De quoi devenir schizophrène…
Tiens, n’était-ce pas là le coeur de Fight Club, l’une des oeuvres maîtresses de Fincher ?

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Grâce aux nouveaux moyens de communication, et notamment aux réseaux sociaux, il est plus facile de se constituer un groupe de relations, d’intégrer un groupe. Plus besoin de se retrouver face-à-face et de risquer de se voir rejeter pour son physique ou des mots malheureux. Il est possible de s’abriter derrière un pseudonyme, un avatar, de prendre le temps de la réflexion lors d’un “Chat”, ou même de mentir sur sa situation, ses compétences, etc…  On peut même vivre une vie totalement virtuelle dans des mondes entièrement factices (Second life & co…)
Tout se gère à distance, bien à l’abri derrière son écran…
Evidemment, ces échanges sont totalement déshumanisés et les relations nouées – et parfois vite dénouées – sont souvent très superficielles.
Résultat, la solitude des individus est beaucoup plus prégnante, proportionnelle à leur nombre d’”amis” sur les réseaux sociaux…
Du coup, les yuppies schizophrènes et autodestructeurs ont été remplacés par des sortes d’autistes, ou du moins des individus socialement handicapés, qui compensent leurs manques relationnels par un comportement encore plus dominateur et monomaniaque…

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Dans le contexte du campus de Harvard, véritable antichambre du pouvoir américain, lieu où les futures élites politiques, ou économique  de la nation sont formées, cela n’est guère rassurant quant à l’avenir. Tous les jeunes gens que l’on y croise sont dévorés par l’ambition, la soif de pouvoir et de domination.
Cela a sans doute toujours été ainsi, mais pendant longtemps, ces choses-là étaient réservées à des “castes” bien précises, rechignant à accueillir des éléments extérieurs – riches propriétaires terriens, magnats du pétrole ou experts financiers de haut-vol.
Avec l’émergence des nouvelles technologies et des nouveaux moyens de communication, de jeunes loups appartenant à des strates sociales “inférieures” ont réussi à se faire une place parmi les plus puissants, en employant, parfois, des méthodes de voyous et en bouleversant les règles établies. (Napster a fait fortune en mettant en place un système d’échange de fichiers musicaux au mépris des lois sur les droits d’auteurs, Facemash, le programme bricolé par Zuckerberg, a utilisé indûment des données privées, intimes (2), Bill Gates a été accusé de ne pas respecter les lois antitrust et d’imposer en force les logiciels Microsoft… ).
Pas sûr que l’on ait vraiment gagné au change…
En tout cas, le Zuckerberg de Fincher, tout comme ses congénères, fait franchement froid dans le dos…

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On le voit, The Social Network s’avère bien plus passionnant que prévu
D’une part parce que cette histoire se transforme en simili-film noir, dont les personnages, magnifiquement ambigus, donnent à de jeunes acteurs prometteurs l’occasion de se mettre en valeur. Jesse Eisenberg est parfait dans le rôle du jeune surdoué, tout comme Andrew Garfield en Eduardo Saverin et même Justin Timberlake en Sean Parker.
D’autre part, car ce film permet au cinéaste d’aborder des thèmes récurrents de son oeuvre et de continuer à nourrir une réflexion sur la nature humaine et le poids de la société sur l’individu.
Et enfin, parce qu’avec The Social Network, David Fincher réussit la gageure de transformer une belle success story individuelle – celle de Zuckerberg et Facebook – en un portrait peu reluisant de l’Amérique du début du XXIème siècle. Et du Monde entier, donc, puisque la première puissance mondiale est un modèle pour de nombreux pays du globe…

(1) : D’ailleurs, la société Facebook ne cautionne pas le film et a refusé de participer  à son élaboration, estimant que le scénario nuisait à son image et à celle de son fondateur…
(2) : Il est assez cocasse de voir que Facebook, qui a été créé sur le principe de ce piratage d’éléments privés, doit se débattre aujourd’hui avec d’incessantes critiques concernant son manque de protection des données personnelles…

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The Social Network The Social Network
The Social Network

Réalisateur : David Fincher
Avec : Jesse Eisenberg, Andrew Garfield, Justin Timberlake, Rooney Mara, Brenda Song, Max Minghella
Origine : Etats-Unis
Genre : Biopic revisité façon film noir et allégorie sociale
Durée : 2h00
Date de sortie France : 13/10/2010
Note pour ce film :

contrepoint critique chez :  Excessif
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7 COMMENTS

  1. Très belle critique / analyse ; par contre, concernant le début du film, je l’ai trouvé magistral. Du point de départ suite à la dispute avec Erica où Fincher nous plonge dans la solitude de Zuckerberg (bien aidé par la musique de Reznor) à l’effervescence de la création de FaceMash, dont le montage et le rythme traduit parfaitement le sentiment d’excitation et de précipitation.

    (je ne sais pas si c’est toi ou PaKa que j’ai rencontré hier à la projection du spectacle de Thomas Ngijol mais c’est un plaisir de découvrir votre blog !)

  2. C’est moi que tu as pu rencontrer hier soir. Mon collègue PaKa étant plongé dans ses chères bulles de BD et ayant des responsabilités familiales à assumer, il sort peu de sa tanière.
    Le plaisir de la rencontre est partagé avec la découverte de ton propre site, que je me suis empressé d’ajouter à notre blogroll.
    Longue vie à Silence… action ! et à Angle[s] de vue, deux petits nouveaux de la blogosphère…

  3. Ok Boustoune, eh bien je vous ai également ajouté dans ma liste de liens cinéma. Au plaisir de se revoir pour un long débat sur Kick-Ass (ou autre) !

  4. @ Dom & Tonio : Ah mais, bulles ou non, responsabilités familiales ou non, si y a débat sur les super-héros (oui, pourquoi se limiter à Kick Ass ?!), là, le père PaKa il sort direct de sa tanière !!

  5. Merci de cet échange de lien, et effectivement, au plaisir d’échanger à nouveau, lors d’une projo ou d’une avant-première.
    Mais plus sur Lynch que sur Kick-Ass, alors… 😉

  6. @ PaKa : Euh, à quoi ça sert d’avoir une adresse angles de vue avec ton gravatar personnalisé si c’est pour que tu utilises ton adresse perso ?
    Sinon, le débat ne portait pas sur les super-héros. Tu penses bien que je ne me risque pas sur un tel terrain sans mon spécialiste maison à mes côtés. C’est juste notre nouvelle copine de Miss Selector qui a dit qu’elle avait adoré. Dom a moins aimé, si je me souviens bien. Sinon on a aussi parlé de David Lynch, du dernier Fincher et de ciné en général… Voilà, tu sais tout. Et la prochaine fois, je t’embarque avec moi 🙂

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