A Tanger, il y a aujourd’hui des zones bien distinctes. La luxueuse station balnéaire et la vieille ville, la médina, qui font le bonheur des touristes, et plusieurs zones industrielles, réparties en fonction des différents secteurs d’activité.
Badia, jeune marocaine de vingt ans, vit dans la zone portuaire. Elle est une “fille-crevette”. Son emploi consiste à décortiquer des crustacés, kilos après kilos. Elle s’acquitte plutôt bien de ce travail ingrat, à tel point que ses supérieurs envisagent de lui accorder une “promotion”, travailler comme rabatteuse pour recruter les nouvelles “filles-crevettes”.

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Mais Badia refuse sèchement. Hors de question d’accepter de devenir une sorte de “mère maquerelle” et de pousser de pauvres filles à subir ce qu’elle a subi. Cela dit, elle ne refuse pas vraiment ce poste par égard pour les autres ouvrières. Elle considère avec mépris ses collègues, qui semblent résignées à accepter leur condition, et s’ingénie à les éviter. La seule qui trouve grâce à ses yeux, sa seule amie, est Imane, une jeune femme du même âge qu’elle.
Non, si Badia refuse sa promotion, c’est avant tout par fierté personnelle et en réaction à un système économique qu’elle exècre. Et de toute façon, elle a d’autres projets.
Elle n’en peut plus de ce travail répétitif et épuisant, des pressions des contremaîtres, des restrictions en tout genre. Assez de cet esclavage moderne où le dur labeur est récompensé d’un salaire misérable alors que d’autres vivent dans l’opulence! Assez de cette puanteur permanente qui s’incruste jusque dans sa chair.
Aussi, elle entend bien se sauver rapidement de là avant que l’odeur si tenace ne finisse par gagner aussi ses os, et que la proximité des fruits de mer ne la transforme en légume.

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Son rêve, c’est de devenir suffisamment riche pour pouvoir retourner vivre à Casablanca, sa ville d’origine. Et pour cela, elle aimerait devenir une “fille-textile”, comme toutes ces ouvrières qui vont travailler chaque jour dans les entreprises textiles installées en zone franche. Il s’agit aussi d’un travail d’ouvrier, mais moins ingrat et surtout, mieux protégé et mieux payé, du fait du statut particulier de ces zones franches internationales.
En attendant d’avoir une opportunité de rejoindre la Free Zone, Badia et Imane sortent la nuit pour arrondir leurs fins de mois en louant leur charmes et en commettant de petits larcins.

C’est au cours d’une de ces sorties nocturnes qu’elles rencontrent Nawal et Asma, deux “filles-textiles”. Les quatre jeunes femmes s’entraident pour dérober une gourmette en or et partagent le magot de sa revente.
Même si elles ne se font pas totalement confiance, elles décident de continuer leur collaboration en commettant d’autres vols. A quatre, tout est plus facile. Nawal et Asma peuvent jouer de leurs charmes pour distraire les hommes pendant que Badia et Imane leur font les poches. Elles récupèrent ainsi bijoux, téléphones, ordinateur portable, caméra vidéo, etc…, qu’elles s’empressent de revendre. Elles se sentent intouchables, invulnérables, au point d’envisager un coup plus gros, qui les rendrait véritablement riches cette fois.

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Nawal presse les autres filles de se lancer à l’assaut d’une cargaison de 200 téléphones mobiles dernier cri, qui dort dans la cave d’un contrebandier de la ville. Si elles arrivent à revendre ça, c’est le jackpot assuré.
Badia est réticente. Elle trouvait déjà que leur petit groupe était trop voyant, augmentant considérablement le risque de se faire repérer. Alors, viser trop haut ne lui semble pas une bonne idée. D’autant qu’elle ne le sent pas, ce coup-là. C’est trop beau pour être vrai. Pourquoi est-ce que personne n’a mis la main sur ces fameux téléphones, s’ils sont  si précieux?  Et puis, la jeune femme a conscience que c’est elle et Imane qui vont devoir prendre tous les risques, et elle sait qu’être arrêtée en flagrant délit de cambriolage est autrement plus grave qu’un simple acte de pickpocket.
Quant à ses nouvelles “amies”, elle reste très dubitative à leur sujet. Et si Imane et elle avaient été manipulées?

Le problème, c’est que ces questions arrivent un peu trop tard. Badia n’a plus le choix. Si elle veut pouvoir quitter Tanger, elle doit impérativement gagner rapidement une forte somme d’argent. Et à ces considérations d’ordre financier s’ajoutent sa relation avec Imane, brusquement mise à l’épreuve, et la lutte d’égos entamée avec Nawal…

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Coécrit par la jeune cinéaste Leïla Kilani et le romancier Hafed Benotman, Sur la planche est construit comme un pur film noir. Les personnages sont des jeunes femmes ordinaires qui cherchent à échapper à leur condition misérable, et qui, pour y arriver, choisissent la voie de la petite délinquance. Sans le savoir, elles s’engagent ainsi dans un engrenage infernal qui les mènera jusqu’à leur perte.
Comme l’indique le titre, elles se retrouvent “sur la planche” d’un plongeoir, juste avant le grand saut. Elles n’ont pas peur de se jeter à l’eau, ça non. Le crédo de Badia est d’ailleurs “Pas de paroles. Des actes!”. En revanche, le risque est grand de “tomber d’elles-mêmes”, ce qui est la pire des dégringolades. Perdre sa dignité, perdre sa liberté, c’est perdre les seules choses qui leur restent… Et c’est ce qui finira inéluctablement par se produire.

On ne déflore rien, car l’issue de ce parcours criminel est donnée dès l’ouverture du film. Il n’y a donc aucun suspense.
Mais attention, aucun suspense ne signifie pas pour autant aucune tension. Bien au contraire, Sur la planche est parcouru de bout en bout d’une ambiance électrique.

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Grâce, déjà, à son décor, propice au film de genre, qui alterne la blancheur immaculée et froide de l’atelier des “filles-crevettes”, la grisaille des usines de la zone franche et  l’obscurité de la ville, la nuit. On découvre la ville de Tanger sous un tout autre angle que les habituels clichés touristiques. Leïla Kilani nous montre une ville en pleine mutation, du cauchemar économique au nouvel Eldorado industriel pour la population marocaine – même si la situation des ouvrières de la zone franche n’est pas idyllique non plus. Une ville servant de point de jonction entre l’Europe et le Monde Arabe, entre mode de vie occidental et traditions maghrébines. Un pôle culturel et touristique, mais aussi une cité aux zones interlopes, inquiétantes, presque fantastiques…

Grâce, aussi, à ses formidables jeunes comédiennes – Soufia Issami, Mouna Bahmad, Nouzha Akel, Sara Betioui – qui donnent chair à ces personnages rebelles, ivres de jeunesse et de liberté, et qui leur donnent aussi du souffle. Et elles en ont bien besoin, ces quatre héroïnes, tant elles semblent perpétuellement en mouvement. Elles ne dorment quasiment jamais, ne se posent quasiment jamais. Elles travaillent à un rythme frénétique et déambulent dans les rues, de zone en zone. Et quand elles s’arrêtent un moment, c’est la parole qui prend le relais. Un flot verbal impressionnant, en rafales, où chaque mot est percutant. Une sorte de slam enragé qui véhicule un mal-être profond et une énergie folle, celle du désespoir.

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Ce que la cinéaste projette sur l’écran, c’est le cri de révolte d’une jeunesse en colère, inquiète pour son avenir et avançant plus vite que la société dans laquelle elle vit.
En ce sens, ce film, tourné juste avant le Printemps Arabe de 2011, prend un aspect prémonitoire, surtout si l’on considère sa dernière réplique “Il y a le feu”…
Pour son premier long-métrage de fiction, la cinéaste frappe fort, très fort même. On n’est pas près d’oublier Badia, Imane, Nawal et Asma, symboles malgré elles de la lutte contre l’injustice sociale et le manque de liberté. Et on n’oubliera pas non plus ce film intense et intelligent…

 

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Sur la planche Sur la planche
Sur la planche

Réalisatrice : Leïla Kilani
Avec : Soufia Issami, Mouna Bahmad, Nouzha Akel, Sara Betioui
Origine : Maroc, France
Genre : cri de révolte
Durée : 1h46
Date de sortie France : 01/02/2012
Note pour ce film : ●●●●
contrepoint critique chez : Le Nouvel Observateur

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