Qu’est-ce que la poésie ?
C’est d’abord l’art d’observer la vie en étant capable de trouver de la beauté en toute chose, y compris les plus négatives, les plus sombres, les plus sordides.
C’est aussi et surtout l’art de restituer cette beauté – et les sentiments, émotions, idées qui gravitent autour – avec des mots choisis, évocateurs, en usant ou non de subtilités linguistiques telles que les métaphores…

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Dans Poetry, le cinéaste sud-coréen Lee Chang-dong illustre parfaitement le sujet.
Il nous invite à suivre quelques jours dans la vie de Mija, une vieille femme modeste, qui, quand elle ne s’occupe pas de personnes encore plus âgées qu’elle, quasi-grabataires, ou de son petit-fils, un adolescent tête-à-claques que sa fille lui a confié pour partir gagner sa vie à Séoul, suit un cours de poésie…
Le professeur demande à ses élèves d’observer chaque objet comme si c’était la première fois, d’essayer de saisir la magnificence des choses et d’écrire un premier poème. Pas évident…

Mais pour Mija, c’est encore plus compliqué… Frappée par un début de maladie d’Alzheimer, elle a de plus en plus de mal à trouver ses mots…
Quant à la “beauté du monde”, elle vient de se flétrir d’un coup sous l’effet d’un problème inattendu et d’une réalité sordide, ignoble : Une jeune fille vient de se suicider en se jetant dans la rivière, après avoir subi plusieurs viols en réunion commis par certains de ses camarades de collège. Et parmi eux, le petit-fils de Mija…

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La vieille femme a donc bien d’autres chats à fouetter. Elle devrait se désintéresser totalement de se cours de poésie.  Mais pourtant, elle s’y accroche comme à une bouée de sauvetage…
Peut-être parce que cela lui donne un but concret à atteindre, que cela aide son esprit  à se focaliser sur quelque chose, alors que sa mémoire, elle, se désagrège. Sans doute cela l’aide-t-elle à penser à autre chose qu’à cette affaire où la réputation de sa famille risque d’être entachée, où son honneur même est menacé…

Il n’empêche qu’il y a quelque chose de profondément incongru à la voir passer des heures à contempler la nature, à courir de séminaires de poésie en rencontres avec de pseudo-Baudelaire pour apprendre les “techniques” du vers et de la rime, alors qu’autour d’elle s’agitent les parents des autres collégiens violeurs, inquiets de trouver un arrangement financier avec la mère de la victime, et ainsi éviter la honte et les conséquences d’un procès.
Elle flâne sans que l’on ne sache vraiment ce qu’elle ressent, ou même si elle est totalement consciente de ce qui se passe autour d’elle.
Quand elle est envoyée par le groupe de parents pour attendrir la mère de la jeune fille disparue, elle semble même oublier totalement la raison de sa mission… A moins que cela ne soit que de la gêne, de la pudeur…
En toute circonstance, elle reste assez imperturbable, encaissant les mauvais coups avec une sérénité qui, au choix, inquiète ou force le respect. Tout juste élève-t-elle la voix pour secouer son petit-fils, il est vrai exaspérant d’indolence et d’insolence, incapable d’éprouver le moindre remords pour son crime et encore moins d’exprimer un semblant de gratitude pour celle qui s’occupe si bien de lui… Un vrai sale gosse…

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Poetry est le double inversé du Mother de Bong Joon-ho. Dans ce dernier, une mère tentait de défendre son fils accusé de viol et de meurtre, par tous les moyens, même les plus extrêmes. Ici, Mija gère l’accusation de viol impliquant son petit-fils. Elle agit elle aussi selon ses propres convictions,  mais reste au contraire parfaitement calme, zen, apaisée…
En même temps, les deux films se ressemblent énormément. Cette trame narrative assez similaire est surtout un prétexte primo, à deux beaux portraits de femmes, et secundo, à une critique sociale plus ou moins marquée, pointant du doigt la corruption, la façon avec laquelle l’argent permet d’étouffer les actes les plus abjects, les différences de classe, les problèmes générationnels…
Dans Mother, la charge est frontale. Dans Poetry, elle se fait plus subtile.
La poésie est aussi l’art délicat de la métaphore…

La subtilité se retrouve aussi dans la mise en scène de Lee Chang-dong, très fine. De film en film, le cinéaste sud-coréen tend vers de plus en plus d’épure, de simplicité. Secret sunshine, son précédent film, tranchait déjà avec ses oeuvres “de jeunesse”, Oasis et Peppermint candy, très réussies mais non exemptes de tics de mise en scène. Poetry va encore plus loin.
Même si on retrouve toujours, dans sa construction narrative, une densité qui nous rappelle qu’il a été romancier avant de s’exprimer avec une caméra, le cinéaste s’appuie surtout sur un rythme lent, contemplatif, et se débarrasse de tous les artifices classiques du mélodrame. Pas de musique tire-larmes omniprésente, pas de scènes grandiloquentes, pas d’effets de styles, de gros plans appuyés, etc…

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La beauté surgit des cadrages, des paysages, des expressions que l’on tente de déchiffre sur les visages, de tout ce qui nous est donné à voir, y compris quelques séquences audacieuses, filmées avec une infinie pudeur (la scène charnelle entre Mija et l’un de ses clients, un vieillard priapique).
Et l’émotion, finalement, viendra des mots. Ceux de Mija, qui réussira à achever son poème en y projetant ses émotions, son ressenti. Bouleversant…

On tient là, sans aucun doute, tous les éléments permettant de mettre en place une véritable poésie cinématographique. Enfin, presque… Il faut y ajouter une actrice capable de porter entièrement le film sur ses épaules, sans jamais céder à la facilité d’une composition dramatique trop lourde…
Le cinéaste l’a trouvée, en la personne de Yun Junghee. Cette ancienne gloire du cinéma coréen n’avait plus tourné depuis quinze ans. Elle montre ici qu’elle n’a rien perdu, ni de son talent, évident, ni de son envie de cinéma (cette grande dame a quand même joué dans plus de 300 films et obtenu 24 prix d’interprétation dans son pays ! Sacrée carrière !).
Dès les premiers plans, on s’attache à cette vieille femme élégante, digne, courageuse et généreuse, et, par identification, on se retrouve aussi perdus qu’elle face à la beauté du monde et à la complexité de l’âme humaine.

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Evidemment, certains n’adhéreront pas du tout à ce lent et long film (2h20, quand même…) qui refuse tout sensationnalisme, toute emphase dramatique, contrairement aux précédents films de Lee Chang-dong.
Mais pour qui saura se laisser porter, prendre le temps d’apprécier la finesse de ce récit, Poetry offrira toutes ses richesses…
Présenté en compétition au dernier festival de Cannes, ce beau film humaniste a dû se contenter d’un prix du scénario certes mérité. Pour beaucoup, il était un postulant très sérieux à la Palme d’Or. Mais les fantômes d’Apichatpong sont passés par là…

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Poetry Poetry
Shi

Réalisateur : Lee Chang-dong
Avec : Yoon Jung-hee, Lee David, Kim Hira, Ahn Nae-sang, Kim Yong-taek
Origine : Corée du Sud
Genre : drame poétique
Durée : 2h19
Date de sortie France : 25/08/201
Note pour ce film :

contrepoint critique chez :  Tout est neutral
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Rédacteur en chef de Angle[s] de vue, Boustoune est un cinéphile passionné qui fréquente assidument les salles obscures et les festivals depuis plus de vingt ans (rhôô, le vieux...) Il aime tous les genres cinématographiques, mais il a un faible pour le cinéma alternatif, riche et complexe. Autant dire que les oeuvres de David Lynch ou de Peter Greenaway le mettent littéralement en transe, ce qui le fait passer pour un doux dingue vaguement masochiste auprès des gens dit « normaux »… Ah, et il possède aussi un humour assez particulier, ironique et porté sur, aux choix, le calembour foireux ou le bon mot de génie…

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