Premier plan : une enfant, seule sur la plage, regarde la mer.
Cette fillette, c‘est Ingrid Jonker, alors âgée de dix ans. A cette époque, elle et sa soeur aînée habitent alors chez leur grand-mère maternelle, dans une ferme près du Cap, en Afrique du Sud. Leur mère est morte peu de temps auparavant et elles n’ont pas ou peu connu leur père, qui est parti refaire sa vie avec une autre femme.
Quand leur grand-mère décède à son tour, les deux jeunes filles sont envoyées chez leur père, un homme rigide et froid. L’afrikaner conservateur type des années 1950 : altier, dominateur, raciste et figé dans des conventions morales étriquées.

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Après une première grosse ellipse, c’est de nouveau au bord de la mer que l’on retrouve Ingrid Jonker, alors âgée de vingt-cinq ans. Elle manque de se noyer et est secourue par un beau quadragénaire.
Elle tombe immédiatement amoureuse de son sauveur, d’autant plus que l’homme partage avec elle une même passion pour l’écriture. Elle écrit des poèmes depuis l’âge de six ans et a déjà publié un recueil. Lui, Jack Cope, est l’un des romanciers en vogue et participe activement à un cercle d’écrivains progressistes dont font partie Uys Krige, André Brink ou Breyten Breytenbach.
Ingrid, bien que mariée à un homme du nom de Pieter Venter et mère d’une petite fille, Simone, n’hésite pas une seconde et commence à entretenir une liaison avec Cope, sous le regard désapprobateur de son père.

Nouvelle ellipse. Ingrid Jonker a divorcé et entretient avec Jack Cope une relation à la fois fusionnelle et frustrante.
Elle est très amoureuse et veut reconstruire sa vie avec lui. Mais il ne semble pas très enclin à s’engager de façon permanente… Pour essayer de surmonter cette frustration, la jeune femme se réfugie plus que jamais dans l’écriture et travaille sur de nouveaux textes.

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A ce point du récit, on est tentés de penser que Ingrid Jonker, film sur la vie mouvementé de cette poétesse sud-africaine trop méconnue, souffre des mêmes maux que les autres biographies filmées : trop rapide, trop elliptique, reléguant au second plan certains faits, survolant les autres… Trop monocorde aussi, donnant à l’oeuvre l’impression d’un manque de relief. Aïe!
Mais peu à peu, à mesure de la découverte du personnage central, on se dit que le film ressemble bien à la vie d’Ingrid Jonker et à l’état d’esprit qui l’animait. La poétesse a vécu trop brièvement, et a surtout évolué dans un environnement rigide, étouffant, aliénant, ne lui accordant que de rares moments de bonheur. Elle essayait de s’évader par les mots, tentant de faire ainsi percer un peu de lumière dans les ténèbres, d’envelopper d’un peu de douceur et de beauté le monde dans lequel elle évoluait.
Il est donc normal que le film distille une impression conjointe de monotonie et de mélancolie, tout en accumulant les scènes lumineuses. Normal, également, qu’il soit aussi lacunaire. La cinéaste, Paula van der Oest, a choisi de mettre en avant les moments-clé de la vie d’Ingrid Jonker, ceux où elle a été heureuse et ceux, plus tristes, qui l’ont profondément marquée, nourrissant une oeuvre à fleur de peau toute ne la conduisant peu à peu vers la dépression et la folie.

On devine aussi assez vite où la cinéaste veut nous emmener. Sa mise en scène, certes très classique formellement, est tendue vers un seul et même objectif : une immense bouffée d’émotion finale, mettant en perspective la vie et l’oeuvre de l’écrivaine, et rendant le plus beau des hommages à ses textes, bouleversants.

Le plan initial de la jeune fille face à la mer prend tout son sens quand on sait que la poétesse s’est suicidée par noyade, la nuit du 19 juillet 1965, à l’âge de 31 ans. 
Ingrid Jonker était une femme hypersensible et fragile, semblable à cette petite fille sur la plage, perdue face à l’immensité du monde environnant.
Une petite fille en quête d’amour. D’amour paternel, surtout. Ou de substitut d’amour paternel. 

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Le principal drame de sa vie, c’est de n’avoir jamais obtenu de son père, le glacial Abraham Jonker, la moindre marque d’affection ou de reconnaissance. L’homme avait déjà quitté le domicile familial avant sa naissance et n’a accepté qu’à contrecoeur de l’élever à la mort de sa grand-mère. Il s’est occupé d’elle et de sa soeur de façon très autoritaire, sans jamais leur apporter d’amour. Peut-être les jeunes filles lui rappelaient-elles trop son ancienne épouse, son ancienne vie… Mais en ce qui concerne Ingrid, l’antagonisme était encore plus profond que cela.
Il ne l’a jamais soutenue. Pire, il a tout fait pour l’empêcher d’exercer son art de la poésie.
En fait, la jeune femme avait des idées et des idéaux radicalement opposés aux siens. 
Il était membre du parti au pouvoir, conservateur et pro-Apartheid. Elle était liée aux opposants au régime en place, contre la ségrégation raciale, la censure et toute forme d’atteinte à la liberté individuelle.
Il était moralement coincé et considérait que la place d’une femme était celle d’une mère au foyer. Elle était moderne et émancipée, multipliant les amants et participant activement à la vie culturelle underground du pays…
Ce clivage idéologique contrariait fortement Abraham Jonker, d’autant qu’il briguait des postes à responsabilité au sein du gouvernement. Lorsqu’il fut chargé de la commission de censure au parlement, lassé de subir les ricanements de ses confrères, il alla jusqu’à renier publiquement sa fille.
Ingrid Jonker était constamment tiraillée entre ses convictions et cette quête d’amour paternel. Jusqu’au bout, elle essaya d’obtenir ne serait-ce qu’une bribe de reconnaissance. Mais l’homme resta inflexible. Même quand elle connut la consécration en obtenant le prestigieux prix de la presse, il ne lui offrit qu’un profond mépris.

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Alors, elle essaya de trouver l’affection qui lui manquait auprès d’autres hommes.
Jack Cope était le substitut parfait. Plus âgé et expérimenté qu’elle, il lui offrait à la fois sa présence rassurante, sa bienveillance paternaliste, son désir et son admiration. Il était à la fois amant, ami, frère de lutte et, donc, figure paternelle de substitution. Mais il mit un terme à leur liaison et Ingrid Jonker en garda une profonde blessure. Là aussi, elle essaya jusqu’au bout d’obtenir ce qu’elle attendait de lui, en vain.
Elle n’eut guère plus de chance avec André Brink, auprès de qui elle chercha un peu de stabilité affective. L’homme refusa de quitter sa femme pour elle…

L’enfant face à la mer, c’est aussi, d’une certaine façon, l’enfant face à la mère…
Oui, plutôt, la mère face à l’enfant, contemplant l’être  qu’elle a renoncé à mettre au monde. 
Car l’autre grand drame de la vie d’Ingrid Jonker, c’est un avortement – chose illégale à l’époque en Afrique du Sud.
Elle tomba enceinte de Jack Cope peu de temps avant leur séparation et, consciente de ne pas pouvoir élever seule un deuxième enfant en plus de sa première fille, elle décida de ne pas garder ce fruit de leur union.
Elle regretta ce choix toute sa vie…
Le film suggère que cette blessure est peut-être à l’origine de l’un des textes les plus forts de la poétesse, “Die Kind” (1). Plus, évidemment, l’incident tragique auquel elle assista : l’assassinat par la police de Nyanga, d’un enfant noir innocent.

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Car l’enfant face à la mer, c’est aussi une enfant qui rêve d’un monde meilleur, où régneraient amour, fraternité et justice. Des termes qui ne correspondaient pas vraiment à la société sud-africaine de l’époque et cet apartheid détestable. Ingrid Jonker voulait changer les choses, mais elle avait l’impression d’un combat perdu d’avance contre une population blanche aussi fermée, aussi engoncée dans les préjugés raciaux. Et elle ne supportait pas cela. Pas plus qu’elle ne supportait sa solitude ou le rejet de son père…
C’est cela qui la conduisit à la dépression et, plus tard, au suicide…

Toutes ces blessures, tous ces combats pour la liberté – individuelle et collective – le film de Paula Van der Oest en rend parfaitement compte. Tout comme il réussit à restituer la sensibilité exacerbée de la poétesse, son mal-être existentiel.
Mais cela, il le doit en grande partie à Carice Van Houten, magnifique dans le rôle-titre.

Ses partenaires sont également parfaits dans leurs rôles, de Rutger Hauer, dans la peau du père froid et rugueux, à Liam Cunningham, qui campe un Jak Cope séduisant. Mais c’est bien elle qui crève l’écran.
Rien d’étonnant pour ceux qui connaissent déjà le travail de la meilleure actrice hollandaise, déjà multi-récompensée dans son pays d’origine et employée aussi par l’industrie hollywoodienne (Black book, Walkyrie…).
Mais Carice Van Houten livre ici rien de moins que l’une des performances les plus enthousiasmantes de sa carrière. 

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Elle s’est totalement investie dans ce rôle, qui pourrait bien être le rôle de sa vie.
Plutôt que de chercher la ressemblance physique parfaite avec le personnage réel qu’elle devait incarner (comme le font désormais tristement les actrices en quête d’oscar…), elle a privilégié une ressemblance émotionnelle.
Bien sûr, elle a beaucoup travaillé pour cela, en se plongeant dans les écrits d’Ingrid Jonker ou en côtoyant des personnes qui connaissaient bien la poétesse. Et elle a travaillé sa voix – et notamment l’accent afrikaner – pour porter à l’écran les mots de la poétesse.
Et cela fonctionne, on est tout du long touché par ce personnage et ce qu’elle incarne. Les émotions passent car Carice Van Houten irradie de charme et de talent, à la fois forte et vulnérable, belle et rebelle.
On reste accroché à elle jusqu’à sa grande scène finale, filmée sans aucune emphase mélodramatique, qui nous submerge d’une déferlante d’émotions.

Le film se clôt comme il a commencé. Par le plan de la petite fille sur la plage. Et résonne alors la voix de Nelson Mandela lisant le fameux poème évoqué plus haut…

“  L’enfant n’est pas mort
L’enfant lève les poings contre sa mère
qui crie Afrika ! crie l’odeur
de la liberté et du veld
dans les ghettos du coeur cerné

L’enfant lève les poings contre son père
dans la marche des générations
qui crie Afrika ! crie l’odeur
de la justice et du sang
dans les rues de sa fierté armée

L’enfant n’est pas mort ni à Langa ni à Nyanga
ni à Orlando ni à Shaperville
ni au commissariat de Philippi
où il gît une balle dans la tête

L’enfant est l’ombre noire des soldats
en faction avec des fusils blindés et des matraques
l’enfant est de toutes les assemblées de toutes les lois
l’enfant regarde par les fenêtres des maisons et dans le coeur des mères
l’enfant qui voulait simplement jouer au soleil à Nyanga est partout
l’enfant devenu homme arpente toute l’Afrique
l’enfant devenu géant voyage dans le monde entier

Sans laissez-passer” (2)

Ingrid Jonker - la vraie

Les mots d’Ingrid Jonker  parviennent alors à toucher enfin leur but. Ils deviennent symboles de liberté et de fraternité, tout ce à quoi aspirait la poétesse. Ils cimentent la réconciliation d’un peuple, d’un pays, d’une culture.
Ils rendent hommage au combat de générations entières d’hommes et de femmes, noirs ou blancs, qui ont lutté pour faire triompher la justice face à l’intolérance.

Non, l’enfant de Nyanga n’est pas mort. Grâce à la force de la poésie d’Ingrid Jonker qui lui redonne toute sa dignité, toute son humanité, toute son innocence arrachée par une balle de fusil.
Et l’enfant sur la plage, cette fillette qui rêvait d’un monde meilleur et voyait la poésie comme un moyen d’y parvenir, n’est pas mort non plus. Il reste et restera présent dans nos coeurs et nos mémoires.
Oui, grâce à ce beau film, qui donne envie de découvrir ou de redécouvrir les poèmes d’Ingrid Jonker, on se souviendra encore longtemps de cette écrivaine magnifique…

(1) : A découvrir dans le recueil “L’enfant n’est pas mort” d’Ingrid Jonker – traduit par Philippe Safavi – illustré par Frédéric Boulleaux – éd. Le Thé des écrivains.
(2) : traduction de Philippe Safavi

 
   

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Ingrid Jonker Ingrid Jonker
Black Butterflies

Réalisatrice : Paula van der Oest 
Avec : Carice Van Houten, Liam Cunnigham, Rutger Hauer, Graham Clarke, Nicholas Pauling, Candice d’Arcy 
Origine : Pays-Bas, Afrique du Sud, Allemagne
Genre : biopic poétique
Durée : 1h40 
Date de sortie France : 22/02/2012
Note pour ce film :
contrepoint critique chez : Le Monde

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