Depuis ses débuts, Peter Greenaway aime à concevoir ses films comme des puzzle complexes, lisibles sur plusieurs niveaux. Déjà, il y a une première strate, qui constitue l’architecture générale de l’oeuvre. Une succession de plans conçus comme des toiles de maîtres, dont les petits détails laissent entrevoir une intrigue bien différente. Puis, en arrière-plan ou en fil conducteur, un récit généralement plus sombre – autour d’un adultère, une vengeance ou un obscur complot – qui laissent entrevoir les aspects les plus vils de l’âme humaine et permettent à l’auteur de donner libre cours à ses fantasmes érotiques et morbides. Et, enfin, une réflexion plus vaste, autour de l’art, de la politique ou de la religion, par le biais d’un échange ludique et érudit avec le spectateur.

Prosperos books goltzius

C’était le cas dans Meurtre dans un jardin anglais, son premier succès, qui racontait, à travers treize tableaux représentant un domaine anglais, une subtile machination, et débouchait sur une réflexion sur les apparences et la manipulation. Mais aussi dans ZOO, avec son intrigue en trompe-l’oeil inspirée des toiles de Vermeer. Puis dans des films encore plus provocateurs comme Le Cuisinier, le voleur, sa femme et son amant, histoire d’adultère, de meurtre et de vengeance baignée dans une ambiance digne des toiles du XVIIème siècle, ou The Baby of Mâcon, tragédie cruelle autour d’un bébé présenté abusivement comme le nouveau messie. L’apogée de ce dispositif narratif fut atteint avec The Pillow book, autre histoire de vengeance tragique autour de la calligraphie et de l’art de l’estampe japonaise.    
Le cinéaste a ensuite consacré son énergie à un projet un peu fou, The Tulse Luper suitcases, composé d’une trilogie cinématographique, une série et un site web, qui a reçu un accueil mitigé. Il est donc revenu au style qui a fait sa réputation avec La Ronde de nuit, film sur la création de la célèbre toile de Rembrandt, dans laquelle le peintre, selon Greenaway, dénonce un complot criminel impliquant les commanditaires de la toile.

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Goltzius et la compagnie du Pélican s’inscrit dans la même veine. Le personnage principal est, ici encore, un artiste ayant réellement existé. Hendrick Goltzius (1), joué à l’écran par Ramsey Nasr, fut l’un des maîtres graveurs hollandais les plus prisés du XVIème siècle et a contribué à la propagation du courant maniériste en Europe. Parmi ses travaux marquants, on trouve bon nombre de gravures érotiques et des illustrations bibliques.
Greenaway s’intéresse à un épisode particulier de  la vie de l’artiste, quand Goltzius a décidé de sillonner l’Europe de la Hollande jusqu’en Italie, dans le double but de soigner sa dépression et de collecter des fonds auprès de riches mécènes. Et à partir de là, il brode l’une de ces sombres histoires dont il a le secret, qui parle de liberté artistique, de censure, d’érotisme et de violence.

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L’intrigue se déroule en 1590. Goltzius et sa troupe d’artistes, la compagnie du Pélican, se rendent à la cour du Margrave d’Alsace (F. Murray Abraham) pour solliciter le financement de leur imprimerie. Ils ont le projet d’éditer des livres illustrés érotiques inspirés des histoires de l’Ancien Testament et ont besoin de fonds pour acheter une nouvelle presse, ainsi que l’encre et le papier nécessaires pour la réalisation de ces oeuvres.
Pour achever de convaincre le Margrave, Goltzius décide de faire jouer les saynètes à illustrer par les membres de sa troupe, dont d’affriolantes jeunes femmes qui, apparemment, ne laissent pas le puissant notable indifférent. Il consent par ailleurs à subir la critique du marquis et de sa cour après chaque représentation.

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Au programme, six tableaux inspirés de récits bibliques, illustrant chacun six tabous sexuels. Tout d’abord, la Genèse et le péché originel d’Adam et Eve (le voyeurisme), l’accouplement de Loth et de ses filles après la chute de Sodome et Gomorrhe (l’inceste), la liaison de David avec Bethsabée (l’adultère), l’histoire de Joseph entrepris par la femme de Potiphar (la pédophilie), la liaison de Sansom et Dalila (la prostitution) et enfin la danse de Salomé (la nécrophilie).   

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La première strate du film consiste donc en ces tableaux érotiques joués devant la cour du Magrave. Des récits à priori très sobres et très naïfs, mais qui, à y regarder de plus près, sont tous écrits et mis en scène avec un sens aigu de la provocation. De ces saynètes bibliques transparaissent surtout l’athéïsme convaincu de Goltzius et de son dramaturge, Thomas Boèce (Giulio Berutti) et une volonté de de dépoussiérer les icônes.
Ceci provoque évidemment la colère des trois dignitaires religieux – un Catholique, un Juif et un Protestant – qui conseillent le Margrave et font office de comité de censure.

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La seconde strate, plus tortueuse, montre les scandales qui se jouent en coulisses. Le Margrave est vite émoustillé par certaines des comédiennes de la troupe, notamment Adaela (Kate Moran) et il manoeuvre pour se débarrasser du mari de cette dernière, Thomas Boèce. Les protestations véhémentes des conseillers religieux, qui hurlent au blasphème et demandent l’arrestation immédiate du dramaturge, voire de Goltzius, lui donnent un prétexte tout trouvé. Mais la troupe reste unie et solidaire, et continue ses représentations, en allant encore plus loin dans la provocation… Ils entraînent dans leur jeu leurs détracteurs, les mettant face à leur voyeurisme, leurs propres perversions et leurs contradictions morales. Une manipulation cruelle qui va bien évidemment assez mal se terminer.
Il s’agit du fameux fil conducteur, plus sombre et plus tragique, qu’utilise généralement Greenaway pour structurer son récit. Rien de bien novateur pour qui connaît déjà son univers, et qui devinera un peu trop rapidement, hélas, le cheminement de l’intrigue. Mais le procédé reste efficace et permet au cinéaste une nouvelle variation sur la folie des hommes et ses conséquences dévastatrices, ainsi qu’une réflexion sur la liberté d’expression et le fanatisme religieux.

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La troisième strate correspond enfin à une métaphore sur la création cinématographique. Peter Greenaway, comme Goltzius, est un créateur d’images qui se heurte aux difficultés liées au coût de fabrication de ses oeuvres, ainsi qu’aux réticences des producteurs à financer des films à la fois trop intellectuels et trop charnels, trop abstraits ou trop provocateurs. Sans doute le cinéaste règle-t-il ses comptes avec certaines personnes à travers ce film. Mais il en profite aussi pour se livrer à ces expériences visuelles qu’il affectionne.
Si la structure du film est construite par strates, il en va de même pour l’image, qui superpose différents “calques” visuels. La représentation de la compagnie du Pélican tient dans un cadre précis, autour duquel on peut voir le public, la cour du Margrave. Par dessus ces images, le cinéaste ajoute des notes calligraphiées par Goltzius, des gravures, et divers éléments qui proposent une interaction intellectuelle ludique avec le spectateur. Des chiffres, des jeux de mots, des références visuelles, comme dans Drowning by numbers

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Le cinéaste expérimente encore en abusant des mouvements de caméra circulaires, filmant l’action en tournant autour de la scène principale. Il communique ainsi au spectateur la même sensation de vertige qu’éprouvent les différents protagonistes, entraînés malgré eux dans une spirale infernale de sexe et de violence, une folle sarabande à l’issue funeste pour plusieurs d’entre eux.

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Il est probable que certains trouveront le film trop froid, trop complexe et – à raison – un peu trop long. Mais Goltzius et la Compagnie du Pélican est assurément une oeuvre brillante, d’une intelligence et d’un brio artistique rares. Quand un film étonne, choque, excite, apprend beaucoup de choses sur l’histoire de l’art et fait réfléchir en même temps, tout en flattant l’oeil et l’oreille, il est difficile de faire la fine bouche. 
Peter Greenaway s’est fait trop rare sur nos écrans ces derniers temps, et on se réjouit de le voir toujours aussi créatif et impliqué dans la défense d’un cinéma d’Art & Essai, au sens premier du terme, le plus noble.

On espère découvrir très vite le film sur Sergueï Eisenstein qu’il est en train de finaliser, et, juste après, le dernier volet de cette trilogie consacrée aux maîtres de l’art graphique flamand, après Rembrandt et Goltzius. En attendant, savourons comme il se doit cette oeuvre dense et complexe, qu’il faut prendre le temps de digérer pour en saisir toutes les nuances et toute la portée.

(1) : Greenaway a déjà utilisé ou évoqué les gravures de Goltzius dans Prospero’s books (voir première image de cet article) et dans son dispositif The Tulse Luper suitcases. Il rêvait depuis longtemps de rendre hommage à celui qu’il considère comme un précurseur de Rembrandt.

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Goltzius Goltzius et la Compagnie du Pélican 
Goltzius and the Pelican Company

Réalisateur : Peter Greenaway
Avec : F.Murray Abraham, Ramsey Nasr, Kate Moran, Giulio Berruti, Anne Louise Hassing, Pippo Delbono
Origine : Royaume-Uni, Pays-Bas, France, Croatie 
Genre : Art et essai, au sens noble
Durée : 1h56
Date de sortie France : 05/02/2014
Note pour ce film :●●●●●●
Contrepoint critique : Le Figaro

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