“Les Fleurs du mal”, c’est évidemment le plus célèbre recueil de poèmes de Charles Baudelaire, publié en 1857.
Un ouvrage écrit à un autre siècle, mais qui continue de toucher des générations de lecteurs, tout simplement parce que les textes qui le composent, autrefois objets de scandales et de vaines polémiques, apparaissent aujourd’hui comme d’une grande modernité, sur le fond, et surtout sur la forme. Baudelaire a réussi à capter les problématiques de son époque, le mal-être existentiel qui en découle (le fameux “spleen” baudelairien), à les faire déboucher sur des thématiques plus universelles (l’amour, la quête du plaisir, la révolte, la mort…) et à transfigurer l’ensemble par une écriture sensorielle, jouant sur les associations de mots et d’idées… 
Autant dire que vouloir adapter une telle oeuvre avait tout du projet insensé. Pourtant, c’est bien à cet impossible challenge que s’est attaqué David Dusa, pour son premier long-métrage… 

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Attention, le jeune cinéaste est loin d’être fou. Il a pris garde de ne pas réaliser l’adaptation stricto sensu du chef d’oeuvre de Baudelaire. Plutôt d’en livrer une variante contemporaine, en essayant de conserver le même esprit et la même liberté poétique, en se livrant à des expérimentations visuelles et sonores pour s’approcher de la richesse d’écriture de Baudelaire.
Oubliez le contexte du XIXème siècle… Les Fleurs du mal vues par David Dusa se déroulent en 2009, entre Paris et Téhéran, et se focalisent sur la rencontre de deux personnages.
D’un côté, il y a Gecko, un jeune homme insouciant qui, quand il n’occupe pas son poste de réceptionniste dans un hôtel parisien, passe son temps à réaliser des chorégraphies personnelles, les filmer et les diffuser sur les sites de vidéo communautaire.
De l’autre, Anahita, une jeune iranienne qui a fui son pays, en proie à de sanglants affrontements entre forces de l’ordre et opposants au régime de Mahmoud Ahmadinejad. Elle s’installe à Paris pour échapper à la violence de la répression contre les mouvements étudiants, fers de lance de la contestation, mais reste perpétuellement connectée à l’actualité de son pays par le biais des réseaux sociaux (facebook, twitter…).

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L’un et l’autre se complètent. Ils symbolisent le spleen et l’idéal.
Le spleen, c’est évidemment l’état d’esprit d’Anahita. Déracinée, inquiète du sort réservé aux gens qu’elle aime et qui sont restés au pays, en proie au sentiment de culpabilité pour avoir ainsi fui les affrontements…
La jeune femme ne peut penser à autre chose et éprouve en permanence un sentiment de profonde mélancolie, mais cela lui procure une sorte de force intérieure qui l’aide à avancer…
Gecko, lui représente l’idéal, une façon insolente de profiter de la vie. Il apporte de la fantaisie à la vie quotidienne, grâce à ses chorégraphies improvisées en pleine rue ou dans les allées d’un supermarché. Il n’a pas conscience de ce qui se passe ailleurs que dans son petit univers, ou alors de façon très superficielle. Pour lui, l’Iran, c’est juste ce pays où il y a des embouteillages monstres, tel qu’il l’a vu sur youtube… Il fait ainsi abstraction, sans le vouloir, des choses les plus tragiques et se protège du mal environnant. Mais cette façon d’être légère et désinvolte le coupe aussi du monde et l’enferme dans une forme de solitude.
Comme Baudelaire essayait de chasser son spleen au contact des femmes, cet “idéal féminin”, Anahita va tenter d’évacuer ses angoisses et son mal de vivre au contact de Gecko. (On notera au passage que les rôles sont inversés dans cette variante moderne de l’oeuvre de Baudelaire… Depuis le XIXème siècle, la condition féminine a sensiblement progressé…) 

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Le reste du film correspond également assez bien aux différentes parties du recueil : “Tableaux parisiens”, “le vin”, “fleurs du mal”, puis “révolte” et “mort”…
Dans les trois premières, la démarche de Baudelaire est identique à celle des personnages. Il s’agit de trouver le bonheur à travers différentes voies, et de dissiper ainsi  le mal-être existentiel qui les frappe.
Les déambulations badines de Gecko et Anahita dans les rues de Paris peuvent faire écho aux “Tableaux parisiens”. Ils s’essaient aux plaisirs charnels (“Fleurs du mal”) et à l’ivresse par l’alcool (“Vin”)…

Les personnages parviennent presque à être heureux ensemble, avant que la gravité du monde environnant ne reprenne le dessus. Il lui reproche d’avoir l’esprit ailleurs, de ne se préoccuper que du drame qui se noue à des milliers de kilomètres de là. Elle lui reproche son égocentrisme, son manque d’implication dans les problèmes qui secouent l’humanité. Le spleen prend alors le pas sur l’idéal…

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Restent la révolte – qui se traduit, chez chacun des personnages, par le fait de prendre des risques, de trouver enfin sa voie et sa place dans la société, en s’ouvrant aux autres et en défendant des idéaux – et la mort.
David Dusa aurait pu boucler son film par la mort physique de Gecko et d’Anahita, mais cela aurait été trop simpliste, trop évident. Alors, il a décidé de faire mourir la relation amoureuse qui a uni, de façon éphémère, les deux personnages.
Une mort symbolique qui permet leur renaissance et qui autorise le film à se boucler sur une note d’espoir.
La mort, la vraie, rôde pourtant dans le film, à travers les images de crimes commis par les policiers iraniens contre les opposants au régime – de vraies images, celles-là, qui ancrent le film dans le réel malgré sa liberté poétique. 

On touche là à l’autre point commun manifeste entre les poèmes de Baudelaire et le film de David Dusa : leur approche singulière de la réalité, transfigurée par une approche formelle particulière.
Si Baudelaire a dû essuyer de nombreuses critiques au sujet de son écriture avant-gardiste, le jeune cinéaste s’expose lui-aussi à quelques volées de bois vert, alors qu’il conviendrait plutôt de le féliciter d’avoir ainsi cherché à retrouver l’esprit du style littéraire du poète. Car le défi était audacieux…

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Première difficulté : décrire les maux d’une époque avec des mots. Or le langage a évolué (en bien ou en mal) depuis les vers de Baudelaire. Aujourd’hui, les poèmes ont été remplacé par les SMS, les e-mails ou quelques lignes sur twitter. On peut le déplorer, mais ces écrits servent de liens entre les individus, partout sur la planète, témoignent de ce qui se passe dans le Monde, servent à exprimer des idées, des pensées, des prières… Intelligemment, Dusa a eu l’idée d’inclure cette forme d’expression dans son film.

Seconde difficulté : retranscrire cette double forme “littéraire” (poésie subtile et communication sur le(s) réseau(x)) en images, pour atteindre une forme de poésie cinématographique.
Défi relevé haut la main. Le cinéaste joue sur la multitudes d’informations simultanées qui peuvent transiter en même temps sur un ordinateur portable. Connecté au web, on peut chatter ou modifier son profil facebook tout en regardant des vidéos ou en écoutant de la musique, voire en étant également au téléphone…
Le texte se mêle à la parole, à la musique, à l’image vidéo; la fiction se mêle aux images réelles ; le soin apporté à l’image sur certaines  scènes tranche avec l’image granuleuse, “brute” des vidéos sur youtube… Et le tout forme un ensemble envoûtant,…

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Dernière difficulté, et pas des moindres : donner de la cohérence à cette forme de narration très libre, tout comme Baudelaire avait réussi à structurer son recueil de poèmes hétéroclites.
Le cinéaste y parvient car le thème majeur de son film est justement le concept de “liberté”. Qu’est-ce qu’être libre? Quel est le coût de l’acquisition de la liberté? Qu’est-ce que l’on fait de la liberté? Jusqu’à quel point peut-on se sentir libre? Et la forme chaotique de son récit ne gêne nullement car il filme justement des personnages en proie à un fort bouillonnement intérieur – celui de la révolte, de la colère, ou celui du sentiment amoureux.

Enfin, le film fascine justement parce qu’il interroge constamment notre rapport aux images. La fiction se retrouve contaminée par le réel et l’improbable romance entre les deux personnages ne peut que s’effacer face à la force des images réelles. Mais en même temps, c’est parce que les images sont insérées dans une fiction qu’on arrive à se les approprier, à leur associer une charge émotionnelle concrète. La scène emblématique, la plus forte du film, est celle où un étudiant est abattu froidement par la police. L’image est violente, forte, insoutenable et ne peut que prendre le pas sur la romance entre Gecko et Anahita. Mais si elle est si intense à l’écran, c’est qu’elle sort du cadre assez froid et impersonnel, où elle est habituellement diffusée – dans les journaux télévisés, notamment – pour s’humaniser par le biais de la fiction. L’étudiant abattu n’est plus un homme anonyme dans un pays lointain, il devient potentiellement un ami d’Anahita, cette jeune femme qui s’inquiète pour ses proches restés en Iran, et à qui on s’attache depuis le début du film, grâce au talent et au charisme d’Alice Belaïdi, décidément une actrice à suivre.

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On n’en dira pas tant de son partenaire, Rachid Youcef, qui en fait parfois un peu trop dans le registre nonchalant et qui du coup, empêche l’alchimie de se faire pleinement.
Au rayon des points négatifs, on sent également que le film n’a pas bénéficié d’un gros budget et que le cinéaste a dû faire quelques sacrifices pour boucler son film.  Si certains plans sont soignés, d’autres font un peu plus “amateur” et l’ensemble de l’oeuvre s’en ressent.
De toute façon, il est clair qu’une oeuvre aussi atypique ne séduira pas tout le monde…

Cela dit, il fallait du courage et du talent pour se lancer dans une oeuvre aussi folle et aussi ambitieuse, surtout pour un premier long-métrage. Donc, malgré les quelques petits défauts, les erreurs de jeunesse, on préfère retenir le positif et saluer le travail de David Dusa et de son équipe.
Oeuvre à la fois littéraire et physique, organique, politique et poétique, intimiste et universelle, Fleurs du mal ne trahit pas l’esprit du recueil de poèmes dont elle s’inspire.
Et rien que pour ça, elle mérite notre profond respect… 

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Fleurs du mal

Réalisateur : David Dusa 
Avec : Alice Belaïdi, Rachid Youcef 
Origine : France
Genre : spleen et idéal 2.0
Durée : 1h38
Date de sortie France : 08/02/2012
Note pour ce film : ○○
contrepoint critique chez : Première
site : www.fleurs-du-mal.net

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