On avait adoré les précédents films du cinéaste géorgien Otar Iosseliani, petits bijoux de poésie et d’humour burlesque, teintés d’une pointe de désespoir et baignés dans une ambiance très particulière. Des oeuvres fantaisistes et graves en même temps, portant un regard amusé sur le monde et l’humanité, qui lui ont fort logiquement valu d’être considéré comme le digne héritier de Jacques Tati.
On aurait donc aimer adorer également son nouveau film, Chantrapas, présenté hors compétition au dernier festival de Cannes. Malheureusement, on ne retrouve que partiellement cet humour décalé, cette grâce poétique, cette légèreté qui faisaient le charme de ses précédentes réalisations.
D’où une relative déception et un avis mitigé au sortir de la projection…

Bizarrement, le film passe à la fois trop vite et trop lentement. Il touche mais ne bouleverse pas. Il est amusant mais pas hilarant non plus…
Il lui manque sans doute un brin de fantaisie, un peu de folie, de passion. Pas grand chose, trois fois rien…  Mais en même temps beaucoup au moment de juger le film.
L’ensemble est trop lisse, trop tiède pour marquer durablement les esprits…

Chantrapas - 2

Pourtant, le sujet était loin d’être inintéressant.
Avec ce récit d’inspiration autobiographique, Iosseliani nous plonge dans l’ex-URSS, au temps du règne du Parti Communiste, et nous propose de suivre les mésaventures d’un jeune cinéaste, Nicolas, qui aimerait pouvoir faire ses films sans contraintes, en toute liberté. Evidemment, cette liberté irrite profondément le pouvoir central, au Kremlin…
L’oeil de Moscou le surveille donc attentivement, et tente d’influer sur son travail par tous les moyens : On lui recommande gentiment de tourner des oeuvres plus formatées ; on lui met la pression quant aux délais de réalisation du film ; on lui impose une équipe de montage qui charcute son film et en dénature le propos et finalement,  le comité de censure interdit purement  et simplement la diffusion du film…
Pas facile de pouvoir exercer son art dans ces conditions… Nicolas a beau s’accrocher, se battre, ruser pour finir ses films, la machine du pouvoir est trop puissante… Seule solution, dans ces conditions : s’exiler à l’ouest…

L’opportunité lui en est donnée par des officiels français admiratifs de son travail. Après pas mal de tractations et de pots de vin, il est autorisé à partir dans l’hexagone pour réaliser ses nouveaux films. Ah! La France, patrie des Droits de l’Homme, pays de la liberté… Une terre d’asile cinématographique…

Mais là aussi, de nouvelles désillusions l’attendent. Certes, dans l’hexagone, l’état n’intervient pas directement sur le travail des artistes, mais dans une société capitaliste, le pouvoir est aux mains des financiers : les producteurs.
Ceux-ci veulent bien promouvoir un jeune génie étranger, mais si et seulement si ses films peuvent être rentables. Or ce Nicolas, avec ses idées hautement farfelues, sa poésie slave et ses choix esthétiques hors normes, s’apprête à livrer une oeuvre absolument pas adaptée au goût du grand public européen. Alors, les producteurs décident de reprendre les choses en mains en lui confisquant le montage…
Une fois de plus, on lui vole son film…

Chantrapas - 7

Fable sur la nécessité de rester soi-même, fidèle à ses idées et son éthique malgré les obstacles qui se dressent sur notre chemin, Chantrapas est une belle charge contre la censure, quelque soit sa nature, et un plaidoyer pour la liberté de l’artiste… C’est une ode à tous les cinéastes, écrivains, peintres, musiciens, etc…, qui sont rejetés par leur propre pays, incompris et réduits au silence par le(s) pouvoir(s).
Le titre du film, Chantrapas, est un mot russe porteur de ces deux notions d’exclusion et de musellement. A l’origine il vient du français “Chantera pas”. A la fin du 19ème siècle, les aristocrates russes insistaient pour que leur progéniture prenne des cours de bel canto italien.  Pour sélectionner leurs élèves, les professeur de chant utilisaient le français, langue faisant également partie, à l’époque, de toute bonne éducation : “Chantera” pour les admis, “Chantera pas” pour les autres…
Depuis, l’expression s’est transformée en nom commun et désigne aussi bien un incapable, qu’un moins que rien, un exclu, banni de la société…

Iosseliani est lui aussi un “chantrapas”. On retrouve un peu de son parcours dans cette histoire d’artiste maudit. Le cinéaste géorgien a en effet commencé sa carrière en Union Soviétique, réalisant ses oeuvres librement, même si elles étaient ensuite interdites par le régime communiste, puis, lassé de voir ses oeuvres constamment bannies par le régime, a choisi de s’exiler en France à la fin des années 1980.
Mais, à la différence de son personnage, le cinéaste a toujours pu tourner ce qu’il voulait tourner, et même si son cinéma n’est pas spécialement facile à financer – car peu accessible au grand public – il a toujours pu compter sur des producteurs artistiquement ambitieux et prêts à le soutenir.
Il ne s’agit donc pas du tout d’une autobiographie, mais d’une fiction inspirée des souvenirs du cinéaste et des expériences plus ou moins malheureuse de certains de ses confrères, en Géorgie et en ex-URSS ou  de cinéastes ayant été contraint à l’exil pour continuer d’exercer leur art.
Chantrapas est un hommage à tous ceux-là… Un film sur la liberté créatrice…

… qui se veut suffisamment libre pour refuser plus que jamais les artifices du cinéma commercial hollywoodien.
Iosseliani se prive en effet, comme à son habitude, du recours au gros plan ou au champ/contrechamp, qu’il qualifie de “honteux”. Il use de plans fixes assez larges, parfaitement orchestrés et de beaux plans-séquences, qui traduisent le mouvement du personnage, sa fuite en avant…

Chantrapas - 5

Pas d’acteurs professionnels non plus, pour garder intact leur fraîcheur face à la caméra. De fait, l’acteur principal, Dato Tarielashvili, est très juste, très touchant. Attachant même, avec son air de clown triste, poète lunaire confronté aux censeurs de tous poils…
Les seuls acteurs de métier sont Bulle Ogier et Pierre Etaix, assez irrésistible en producteur français dépassé par les événements. Deux symboles des composantes du cinéma d’Iosseliani, la première étant une égérie du cinéma d’art et d’essai pur et dur – de la Nouvelle Vague aux expérimentations de Raoul Ruiz – le second est l’un des derniers héritiers du burlesque du muet et de Jacques Tati.

Oui, chez Iosseliani, le geste est plus démonstratif que la parole, et la narration passe par la poésie de l’image plutôt que par des artifices convenus et archi-usés.
Avec un tel sujet, il aurait été facile de faire une grande fresque historique ou un mélodrame tire-larmes. Mais le cinéaste refuse tout cela catégoriquement.
Il s’affranchit du côté historique du récit en refusant de le dater et en condensant une bonne décennie en un récit certes elliptique, mais très fluide.  Et il ne verse jamais dans le pathos, malgré le côté tragique du destin du cinéaste.

Ce refus de s’appuyer sur l’émotion facile est louable, même si c’est aussi ce qui empêche le spectateur d’adhérer totalement au film.
On reste hélas un peu trop à distance, les portes permettant traditionnellement d’accéder à l’univers du cinéaste géorgien – l’humour et la poésie – restant ici relativement fermées.

Chantrapas - 6

Cela dit, le film contient quelques belles séquences : On s’amuse des va-et-vient de producteurs français trop envahissants, sur un tournage il est vrai assez curieux, ou de la confrontation du cinéaste avec des censeurs forcés de faire leur travail avec sévérité, mais malheureux de devoir ainsi opprimer les artistes. Et on se laisse entraîner, in fine, par le côté surréaliste de la fin, et l’irruption d’une curieuse sirène…

On se retrouve donc partagé entre la déception de ne pas être aussi enthousiasmés par Chantrapas que par les oeuvres antérieures d’Otar Iosseliani et l’envie de défendre malgré tout cet artiste atypique, qui n’a jamais cessé de réaliser des films hors des normes, des courants et des modes, aux choix esthétiques courageux, à l’opposé du très formaté cinéma commercial hollywoodien, mais aussi très différent de ce que proposent bien des auteurs de cinéma d’art & d’essai.
Nous vous recommandons donc d’aller découvrir ce film pour vous forger votre propre opinion de l’oeuvre. Si vous connaissiez déjà l’oeuvre du cinéaste, nul doute que cette sortie était déjà prévue à votre programme. Et si vous ne connaissez pas encore les films de ce grand monsieur du cinéma géorgien – et du cinéma tout court – c’est l’occasion d’entrer dans son univers si particulier, avant de découvrir ses autres oeuvres, disponibles en coffrets DVD (1).

(1) : Deux coffrets sont disponibles, “12 films d’Otar Iosseliani” (soit l’intégrale de ses films de fiction, à l’exception de Chantrapas) et “4 films d’Otar Iosseliani” (qui reprend les 4 films marquants de sa période géorgienne) – éd. Blaq Out

_______________________________________________________________________________________________________________________________________

Chantrapas Chantrapas
Chantrapas

Réalisateur : Otar Iosseliani
Avec : Dato Tarielashvili, TBogdan Stupka, Tamuna Karumidze, Fanny Gonin, Pierre Etaix, Bulle Ogier
Origine : France, Géorgie
Genre : vous n’aurez pas ma liberté de filmer…
Durée : 2h02
Date de sortie France : 22/09/2010
Note pour ce film :

contrepoint critique chez :  –
_______________________________________________________________________________________________________________________________________

LEAVE A REPLY