FDC 2019_SIGNATURES_400X400_02Si on évaluait les films du festival de Cannes à la densité des files d’attente et la cohue devant les salles, Once Upon a time… in Hollywood recevrait assurément la Palmé d’Or.
Une véritable marée humaine attendait devant les salles, deux heures avant le début des séances de presse. Dès l’aube, des centaines de festivaliers mendiaient des invitations devant le Grand Théâtre Lumière, en vue de la séance de gala du soir. Et le climat était parfois tendu dans les files d’attente, notamment quand des resquilleurs tentaient de s’insérer à des endroits stratégiques de la queue… Aucune autre séance n’aura connu une telle effervescence cette année. Certes, la volonté de Quentin Tarantino de projeter son film à l’ancienne avec un projecteur 35 mm,  cumulé à la durée du film, près de 3h, a empêché d’organiser des projections de rattrapage dans d’autres salles, ce qui rend les places des rares séances très prisées. Mais, c’est surtout l’aura du cinéaste, palmé en 1992 pour Pulp fiction, et son casting étincelant (Leonardo Di Caprio, Brad Pitt, Margot Robbie…) qui ont fait de cette œuvre l’une des plus attendues du festival. Sans compter le côté mystérieux du scénario. En début de projection, le cinéaste américain a d’ailleurs ordonné au public de ne surtout rien dévoiler du film aux futurs spectateurs, pour que ceux-ci puissent avoir le plaisir d’être surpris. Il est gentil, QT, mais on ne risque pas de dévoiler quoi que ce soit si on ne peut pas assister aux projections!
On a tenté le coup pour la forme, en sachant pertinemment que ça allait être en pure perte. Pour les séances de presse, il y a toute une hiérarchie des accréditations, par couleur. Les “Blancs” sont ultra-prioritaires. Ce sont les journalistes des quotidiens et les rédacteurs en chef de revues prestigieuses. On trouve ensuite les “Roses à pastille”, composés des journalistes cinéma influents, puis un cran en-dessous, les “Roses sans pastille”. Si tous les journalistes badgés dans cette catégorie se déplacent, les 1500 places de la salle Debussy sont occupées et les catégories suivantes sont priées d’attendre la séance suivante, dans une salle d’une capacité de 300 places. Là encore, c’est compliqué, sachant qu’il y a les “Bleus”, puis les “Jaunes” et les “Orange”, qui correspondent à la presse cinéma plus confidentielle, les stations de radio spécialisées, les sites internet et quelques blogs cinéma. Angle[s] de vue faisant partie des “jaunes”, il était parfaitement illusoire d’espérer… Mais vous pouvez compter sur nous pour réessayer dès demain, à l’unique séance supplémentaire programmée pour le moment. On y retrouvera dans la file d’attente certains confrères qui ont fait la queue pendant plus de… sept heures! Et pour rien! Une abnégation digne du personnage principal de Une vie cachée, le  film de Terrence Malick !

Ah! Il y a avait moins de monde à la séance de presse de Frankie, la veille au soir. La salle Debussy était à moitié vide! En fait, quand certains journalistes encensent “Le film du Festival”, il faut comprendre, le seul film qu’ils ont vu… Mais ça fait partie du folklore cannois, ce système de castes et de classes. Et c’est finalement assez emblématique des inégalités qui peuvent se creuser entre les différentes classes sociales, un peu partout sur la planète, comme le montrent si bien les films du Festival de Cannes.
Prenez Parasite de Bong Joon Ho. Cette fable corrosive montre bien la coexistence de deux univers sociaux parallèles en Corée du Sud, une bourgeoisie qui ne jure que par l’argent, le luxe et tout ce qui évoque le mode de vie occidental, et des démunis qui vivent dans les sous-sols, comme des rats ou des cafards, peinent à trouver de quoi manger et des endroits où dormir, et n’ont que très peu d’horizons professionnels. Le cinéaste nous invite à suivre une famille de miséreux qui, lassée d’attendre un hypothétique ascenseur social, prend en main sa destinée et réussit à infiltrer toutes les strates d’une famille bourgeoise, en employant beaucoup de malice et des méthodes pas toujours légales ou morales. Souvent drôle et méchant, parfois émouvant, subtilement politique, le film séduit aussi par ses numéros d’acteurs, son rythme parfait, sa beauté formelle et sa mise en scène inventive. Il est peut-être là, le film du Festival de Cannes 2019. En tout cas, c’est l’un des films les plus enthousiasmants de la sélection jusqu’à présent.
Dommage, la salle Debussy n’était pas pleine… Les journalistes VIP avaient sans doute besoin de récupérer après toute cette cohue…

Que les organisateurs se rassurent, nous n’allons pas lancer la révolution au sein du Palais. Nous n’irons pas tenter la prise de la pastille, et encore moins trucider les nantis des catégories de presse supérieures. Nous avons quelques bons amis dans ces hautes sphères et nous souhaitons les conserver en bonne forme pour pouvoir débattre passionnément des films. Ou alors, notre invasion sera aussi subtile, poétique et magique que celle des ours en Sicile.
Présentée à Un Certain Regard, La Fameuse invasion des Ours en Sicile est l’adaptation en film d’animation de la nouvelle de Dino Buzzati. Le dessinateur Lorenzo Mattotti met son art au service de cette fable morale qui traite du pouvoir et de ses dérives. Le résultat est plutôt réussi, car si l’animation numérique ne rend pas toujours grâce aux traits subtils du dessinateur, le film séduit toutefois par sa beauté formelle et la poésie qui en découle.

Eh non, il n’y a pas que le film de Quentin Tarantino sur la Croisette. Les festivaliers ont de nombreux films à voir, en sélection officielle, à Un Certain Regard, mais aussi à l’ACID, à la Quinzaine des Réalisateurs ou à la Semaine de la Critique. On parle trop peu de ces sections dans nos chroniques cette année, car nous avons choisi de rattraper un maximum de films après le festival, lors des projections post-cannoises à Paris. Mais nous suivons les rumeurs émanant de ces sélections à travers les nombreuses discussions que nous pouvons avoir avec les autres journalistes ou les autres festivaliers dans les files d’attente et globalement, le public cannois juge très positivement les sélections de la Quinzaine des Réalisateurs – qui aujourd’hui, offrait au grand copain de Tarantino, Robert Rodriguez, de donner une masterclass –  et de la Semaine de la Critique.

Dans cette dernière section, nous n’avons vu que J’ai perdu mon corps de Jérémy Clapin. Si le reste de la programmation est à la hauteur de cette merveille de film d’animation, alors oui, on peut affirmer que le niveau est relevé!
Il s’agit de l’adaptation du roman “Happy Hand” de Guillaume Laurant (par ailleurs scénariste des films de Jean-Pierre Jeunet et de Jean-Pierre Améris), dans lequel une main, séparée du reste de son corps, essaie de retrouver son propriétaire en évitant les nombreux dangers qui l’entourent et se remémore la stratégie que ledit propriétaire, Naoufel, a mise en place pour séduire la belle Gabrielle et lui demander… sa main.
Sur le papier, l’idée était originale, mais risquée. Comment réussir à forcer le spectateur à s’attacher à cette main, à créer un peu de suspense autour de ses mésaventures, voire à créer de l’émotion? Le film y parvient fort bien. On tremble quand la main se fait attaquer par un pigeon hargneux ou des rats affamés, quand elle manque de se faire broyer par des voitures pressées. On s’amuse de la voir réussir son évasion du laboratoire médical dans lequel elle était enfermée, et on se retrouve bouleversé quand on comprend les tenants et les aboutissants de l’histoire, qui tourne autour de l’absence, de la perte, du deuil…  Jéremy Clapin passe avec fluidité de cette trame fantastique et onirique aux souvenirs de Naoufel, jeune homme un peu perdu et  lunaire, en quête d’indépendance et d’amour. Il signe une oeuvre sublime, à la mise en scène inspirée. Le film du Festival de Cannes? Assurément l’un des plus réussis et l’un de nos favoris pour glaner la Caméra d’Or, car ce résultat, très abouti et mature, n’est pourtant que le premier film de Jérémy Clapin.

A demain pour la suite de ces chroniques cannoises.

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