Dans la Russie Impériale du XIXème siècle, Anna, l’épouse du ministre russe, Alexeï Karénine, quitte Saint-Petersbourg pour Moscou, afin de régler les problèmes conjugaux de sa belle-soeur Darya et de son frère Stiva, qui a commis l’adultère. Là, elle rencontre le Comte Alexeï Vronski. Celui-ci doit se fiancer avec Kitty, la jeune soeur de Darya, mais il tombe amoureux d’Anna et se met à lui faire une cour effrénée. 
Anna essaie de lui résister mais la tentation finit par prendre le dessus et elle devient sa maîtresse. Une situation inconvenante, moralement intolérable pour la Haute-société russe, qui, une fois révélée au grand jour va entraîner Anna dans une longue descente aux enfers…

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Grand classique de la littérature russe signé Léon Tolstoï, “Anna Karénine” a déjà connu de multiples adaptations cinématographiques et télévisées. En Russie ou à l’étranger. Pour le meilleur et pour le pire. On se souvient surtout des deux adaptations avec Greta Garbo dans le rôle-titre, celles d’Edmund Golding et Clarence Brown, celle de Julien Duvivier, avec Vivien Leigh dans la peau du personnage, et celle d’Alexandre Zarkhi, avec  Tatiana Samoïlova.
Conscient de passer après tout ce monde, Joe Wright a choisi de sortir des sentiers battus et de proposer une vision très personnelle de l’oeuvre, s’appuyant sur ses points forts : une mise en scène d’une précision extrême et une virtuosité technique impressionnante.

Certains trouveront cela totalement vain, tape-à-l’oeil, voire prétentieux. Il n’empêche que le travail artistique effectué sur ce film est considérable, très supérieur à la plupart des réalisations qu’il nous a été donné de voir cette année.
Quelle fluidité dans les mouvements de caméra! Quels magnifiques plans séquences! Quelle inventivité dans les transitions entre les plans! Quels jeux de lumières envoûtants! Quelle formidable utilisation des effets sonores et de la musique de Dario Marianelli. Le spectacle constitue un véritable ravissement pour les yeux et les oreilles.

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Le résultat est d’autant plus surprenant que le cinéaste a fait le choix d’enfermer l’action dans le cadre étriqué d’une scène de théâtre. Mais, alors qu’on aurait pu s’attendre de ce fait à une oeuvre totalement épurée, axée autour du texte et du jeu des comédiens, c’est tout le contraire qui se produit.
La contrainte théâtrale a poussé Joe Wright à redoubler d’imagination pour donner à la mise en scène cette amplitude qu’il affectionne et lui donner un aspect purement cinématographique. Le cinéaste multiplie les angles de prise de vue, joue sur les différents formats de plan, sa caméra virevolte pour dilater l’espace-temps et transmettre le souffle romanesque de l’oeuvre.
Les mouvements d’appareil commencent dans une scène et finissent dans une autre, assurant la parfaite fluidité de l’ensemble. Wright s’amuse aussi avec les éléments du décor ou les accessoires. Ainsi, un train miniature sert à faire la transition entre la chambre du fils d’Anna et le wagon qui mène la jeune femme à Moscou. Une lettre déchirée et jetée en l’air se transforme en flocons de neige… 
Ce n’est pas du théâtre filmé, mais du cinéma qui emprunte des éléments théâtraux à bon escient.
 
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En effet, Joe Wright ne cherche pas à s’affranchir totalement de cet aspect théâtral. 
Déjà parce que cet artifice lui est utile pour donner du rythme à la narration. On passe d’un lieu à l’autre en un clin d’oeil grâce aux décors sur toile qui viennent se substituer les uns aux autres. Ainsi, le cinéaste peut présenter tous les personnages principaux en seulement quelques instants et s’économiser une succession de scènes d’exposition laborieuses qui auraient freiné notre immersion dans le récit.  
Ensuite parce que l’utilisation de la scène, combinée aux arabesques formées par les mouvements de caméra et au ballet des acteurs, donne l’impression d’assister à une sorte d’opéra tragique. Il y a un peu de cela dans la démarche du cinéaste. Plutôt que de miser sur un récit intimiste, il préfère exprimer la passion amoureuse de façon ostentatoire, dans un grand tumulte alliant des mouvements vertigineux, la force du texte de Tolstoï et la puissance de la musique.
Et enfin parce que le théâtre est une représentation factice de la réalité, où chacun joue un jeu. Une façon de symboliser la société russe du XIXème siècle, où les passions se devaient d’être étouffées derrière le vernis de la respectabilité et de la vertu. La noblesse se retrouve à des bals, à des dîners ou aux courses. On s’y échange des politesses et des banalités bienveillantes tout en étant à l’affût d’attitudes inconvenantes et de rumeurs à propager.
Anna est constamment obligée de jouer la comédie. Auprès de Vronski, dont elle repousse les avances tout en étant séduite par son intérêt. Auprès de ses amies et des autres membres de l’aristocratie, à qui elle essaie de dissimuler tant bien que mal ses sentiments. Et auprès de son mari, pas dupe de la situation, mais qui essaie de sauver les apparences pour éviter que le scandale ne retentisse.
Le seul moment où l’héroïne ne joue plus est celui où elle atteint la plénitude avec son amant et où elle envisage sérieusement de refaire sa vie avec lui. Il correspond justement à une des rares incursions de la caméra en extérieurs, hors des décors théâtraux, se rapprochant alors de l’autre histoire d’amour développée en filigrane dans le film, celle de Kitty et Konstantin, que Wright et le scénariste Tom Stoppard ont simplifiée et dépouillée de tous ses aspects tourmentés pour n’en retenir que l’expression d’un amour pur et solide.

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L’enrobage “théâtral” de l’oeuvre permet aussi d’expliciter la démarche de Joe Wright, qui va au-delà de cette seule évocation des moeurs de la Haute-société russe à l’époque impériale et des amours tourmentées de son héroïne. Le théâtre, des drames shakespeariens aux tragédies antiques des auteurs français du XVIIème siècle, s’est très souvent servi de contextes passés pour mieux parler de problèmes contemporains. Or on sait, depuis Le Soliste, que Wright s’intéresse aux problèmes sociaux de notre époque. Quand il décrit la Haute-société russe du XIXème siècle, c’est des puissants du monde d’aujourd’hui qu’il entend parler. Une caste fermée qui évolue dans un univers factice, coupé des réalités et tellement engoncée dans ses certitudes qu’elle n’a pas conscience de son inéluctable déclin.

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Le symbole de cet ordre aveugle est Alexei Karénine. L’homme est persuadé qu’il est un modèle de vertu, de dignité et de tolérance. Il pense sincèrement qu’en tant que ministre, il agit pour le bien de la nation russe. Et pourtant…
Il croit se montrer magnanime envers son épouse en faisant semblant d’ignorer son infidélité, puis en tolérant sa liaison, en espérant qu’elle revienne à la raison et rentre sagement dans le rang. Il ne fait que l’étouffer davantage, la contraignant à rechercher la compagnie de son amant comme une bouée de sauvetage. Par son attitude, il se comporte moins comme un mari aimant que comme un homme calculateur prêt à tout pour garder sa femme, comme un trophée, comme un objet, et éviter le scandale qui nuirait à sa carrière politique. Enfin, en lui refusant le divorce, il précipite la déchéance d’Anna. En tant que femme mariée entretenant ouvertement une liaison adultère, elle devient une pestiférée, honnie par ses anciennes amies et tous les gens de la bonne société. Mais évidemment, de son point de vue, il est totalement irréprochable, droit et vertueux, ne remettant nullement en cause son attitude très froide et austère, son manque de passion envers sa compagne, épousée par pure commodité sociale.
C’est avec la même froideur qu’il traite ses dossiers au ministère. Par exemple, celui de la question des Tziganes et des Juifs de Russie, que ses supérieurs lui ont confié. Le film ne montre pas le résultat de ce “travail”, mais on sait que, à la fin du XIXème siècle, les pogroms décimeront une bonne partie de ces deux communautés. Toute ressemblance avec les tensions communautaires actuellement relevées dans de nombreux pays du monde n’est absolument pas fortuite…

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Par ailleurs, Wright s’applique à décrire, en arrière-plan, les classes laborieuses ignorées par les puissants, le “gratin” de la société. Comme ce cheminot écrasé par les roues d’un train ou ces paysans qui suent sang et eau en travaillant aux champs.
Au début, ils ne se plaignent pas. Le Tsar Alexandre II s’est montré magnanime en déclarant l’abolition du servage et ils voient dans cette décision une amélioration de leurs conditions de vie. Mais on sent que, peu à peu, quelque chose est en train de changer. Les paysans se rendent compte que, s’ils sont devenus relativement libres, ils restent obligés de travailler dur pendant que les aristocrates profitent du fruit de leur travail pour s’adonner à la débauche et à tous les excès. Là aussi, ce n’est évoqué qu’en filigrane, mais cela préfigure la révolution russe de 1917 et la prise de pouvoir du prolétariat.
Une façon d’évoquer, pour le scénariste et le cinéaste, la grogne des peuples et la défiance grandissante vis-à-vis du modèle capitaliste ultralibéral…

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Outre ces thèmes politiques subtilement abordés, Wright se permet aussi de développer ses obsessions esthétiques habituelles, notamment le jeu sur les formes géométriques et les motifs récurrents. Dans Reviens-moi, il employait le motif de l’arc-de-cercle, de l’arche, pour symboliser autant une fenêtre ouverte sur le monde qu’une arche de Noé dans laquelle l’écrivaine “sauvait” ses personnages. Dans Le Soliste, il s’amusait avec des enchevêtrements d’artères urbaines, de notes, de couleurs, pour évoquer le bouillonnement créatif, la portée musicale et la folie. Et dans Hanna, il employait la récurrence du motif de l’oeil. Dans Anna Karénine, c’est la forme circulaire qui domine, le motif de la roue. Roue de la vie, avec ses changements brutaux de fortune, roues du train, tourbillon qui entraîne les personnages, danses en cercle lors d’un bal filmé lui aussi de façon circulaire, anneau de mariage refusé ou accepté, rondeur du ventre de la femme enceinte…
Joe Wright joue aussi sur les motifs de l’éclat/la brisure et de la tache. A travers les portraits morcelés des visages d’Anna, Vronski et Karénine reflétés dans des vitres ou des miroirs, ou à travers le voile porté par l’héroïne, qui préfigure la tache sur son visage, plus tard dans le film. Une tache qui symbolise aussi son honneur bafoué et renié…

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Oeuvre élégante et engagée, cette version d’Anna Karénine séduit aussi par sa distribution, impressionnante.
Pour le rôle-titre, Joe Wright a décidé de faire de nouveau confiance à Keira Knightley, son égérie. N’en déplaise aux détracteurs de l’actrice anglaise, il a eu raison. Elle se montre tout à fait crédible et touchante dans la peau de ce personnage passionné et tourmenté, à la fois victime et coupable, en quête d’une émancipation et d’une liberté que la société refuse de lui donner.
Ses deux hommes sont incarnés par Jude Law, impeccable de rage contenue et de rigorisme froid, et Aaron Taylor-Johnson, un peu fade dans le rôle de Vronski, mais qui livre malgré tout une performance correcte, à défaut d’être inoubliable.
A leur côtés, un casting composé d’excellents acteurs britanniques : Kelly Macdonald, Olivia Williams, Emily Watson, Shirley Henderson, Ruth Wilson, Alicia Vikander, Matthew MacFadyen, Domnhall Gleeson,…
La mise en scène, virtuose, prend souvent le pas sur leurs performances, mais ils n’en demeurent pas moins le coeur du film. Excellemment dirigés, c’est d’eux que naît l’émotion.

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Si on devait trouver un défaut à ce film, hormis la prestation en demi-teinte d’Aaron Taylor-Johnson, on dirait qu’il souffre de son rythme un peu trop rapide par moments. La démarche est volontaire. Pour le cinéaste, il fallait absolument que le spectateur ressente le vertige de l’héroïne, aspirée dans un tourbillon de sentiments, de désirs et de haine, de frustrations et de jalousie, et privilégier un rythme échevelé du début à la fin. En procédant ainsi, il échappe aux règles traditionnelles et poussiéreuses du film romanesque, imprime un tempo atypique au récit, mais il prend le risque d’atténuer sensiblement l’émotion procurée par certaines scènes, en ne laissant pas au spectateur le temps de souffler et digérer les évènements. C’est le cas par moments.

Cela dit, on oubliera volontiers ce petit défaut pour ne retenir du film que sa mise en scène magistrale, inventive, inspirée et brillante, qui confirme tout le bien que l’on pensait de Joe Wright. Cela fait plaisir de voir un véritable cinéaste parvenir à imposer sa patte de cinéaste au sein d’un système de production au moins aussi archaïque et réactionnaire que l’aristocratie russe du XIXème siècle. Il renoue avec la tradition des grands cinéastes anglo-saxons, les Welles et autres Hitchcock, qui savaient allier l’art de la narration à des mouvements de caméra élaborés, explorant toutes les subtilités du langage cinématographique.
Certains trouveront la comparaison ridicule. On l’assume et on clame ici haut et fort notre admiration pour ce cinéaste tout juste quadragénaire, qui s’impose de plus en plus comme l’un des metteurs en scène les plus doués de sa génération. Da!

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Anna Karénine Anna Karénine
Anna Karenina

Réalisateur : Joe Wright 
Avec : Keira Knightley, Jude Law, Aaron Taylor-Johnson, Kelly Macdonald, Domnhall Gleeson
Origine : Royaume-Uni, France
Genre : modèle de mise en scène virtuose 
Durée : 2h11
Date de sortie France : 05/12/2012
Note pour ce film : ●●●●●●
Contrepoint critique : Télérama

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3 COMMENTS

  1. Alors là, Boustoune, tu m’intrigues… Sur le papier peu emballé par Mlle Knigthley dans le rôle d’Anna Karénine et d’une manière générale par toute forme occidentale d’adaptation des classiques russes (Omar Sharif en Jivago! Audrey Hepburn en Natacha!), ton post me rend curieux de voir le résultat.
    J’essaierai donc de le voir sur Moscou.

  2. Attention, cela reste une adaptation « occidentale » classique. Les acteurs ne cherchent même pas à prendre un semblant d’accent russe – ce n’est pas plus mal – et le style est plus hérité des canons de narration hollywoodiens que de l’école cinématographique russe.

    Mais comme je le dis dans ma critique, le cinéaste veut donner au film une portée plus universelle et plus contemporaine. Il ne s’agit probablement pas de l’adaptation la plus complète et la plus fidèle du roman, et je doute que tu y retrouves plus « l’âme russe » que dans les adaptations de « Guerre & paix » (Vidor) et « Docteur Jivago » (Lean) (qui sont quand même valables d’un point de vue cinématographique, même si elles ont un peu vieilli et qu’on ne peut plus s’empêcher de penser à des courses hippiques en regardant Omar Sharif).

    Mais ce qui m’a plu, personnellement, dans cette version de « Anna Karénine », c’est vraiment le brio de la mise en scène de Joe Wright. On peut ne pas aimer cette ampleur visuelle, cette virtuosité gratuite, mais le bonhomme a un talent fou et le prouve de film en film.

    Bonne fêtes de fin d’année à Moscou (-23°C ! Couvrez vous bien!).

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